Aucun ne crie encore

Chants | Matthieu Rialland | 20 juillet 2003

N'aie pas peur. Ce n'est pas encore ton heure. Aucun des cinq masques ne crie.

Je les connais, ceux qui comme toi sont venus me trouver. Je connais l'angoisse qui les broie. Je sais leur souffrance, celle-là qu'ils n'ont jamais voulu dire.

Tu la diras, toi ?

Regarde les masques. Ce sont nos maîtres... Du moins, ce sont les miens. Nous avons besoin d'eux. Nous croyons avoir besoin d'eux. Et nous voulons le croire.

N'aie pas peur. Aucun n'a crié, ces temps-ci.

Tu es venu pour savoir, toi aussi ? Savoir quand, savoir comment ? C'est curieux : aucun d'entre vous ne veut jamais savoir pourquoi. Vous croyez tous qu'il n'est pas de cause. La main des dieux, le sort, la malchance vous absolvent. C'est ce qui vous rend légers, sans doute.

Pas moi.

Je vis avec les masques, moi. Je vis ici et je vois défiler devant moi les pleureurs de la dernière heure, ceux qui croient leur mort proche et leur vie précieuse. Ceux qui comme toi choisissent de vivre dans la crainte. Des âmes de plomb. Des ombres, bientôt.

Je peux déjà voir au travers de toi.

Et c'est quand même toi que je vois.

Mes mots t'échappent ? Ce sont ceux des masques, sans doute. Un peu... Ceux des masques et ceux des dieux. Nos pauvres héros, perdus dans la nuit des temps. Nos divins cousins, chargés du malheur du monde. Ces pauvres débiles, qui couchent entre eux et n'engendrent qu'éclipses.

Quoi ? Je te choque ?

Je t'effraie, même ?

Tu peux m'appeler blasphémateur, va. Tu peux en appeler aux cagoulés, ces pauvres prêtres que tout étouffe sauf leur foi. Tu peux rameuter tous les prédicateurs, tous ces oiseaux de nuit qui pleurent de colère aux carrefours... Je leur parlerai comme à toi. Et comme toi, ils trembleront.

Car les dieux, les héros, sont comme les masques les piliers qui soutiennent notre monde. Et leur gardien, c'est moi !

Sans gardien, plus de masques. Et sans masques, plus de dieux. Voilà pourquoi tu t'effraies. Voilà pourquoi vous tous êtes apeurés lorsque vous franchissez ma porte.

Allez... Va-t-en, maintenant. Tes regards me lassent.

Et préviens ma servante. Qu'elle vienne dans mon lit. Tout de suite. Ses yeux aveugles savent si bien calmer ma colère.

Va.