Chants | Matthieu Rialland | 11 janvier 2004
Nous avons marché, longtemps marché. Nous avons titubé sous la lune, glacés. La pluie avait cessé, mais nos pieds mouillés n’évitaient plus les flaques. Venait l’épuisement – gagnait la désespérance, ravage de la fuite dans le cœur des braves. Nous allions loin devant nous. Nous étions les premiers, nous étions les derniers, une foule de martyrs nous encourageait de sa grimaçante allégresse.
Au matin, froid de l’hiver et boue de l’histoire, les soldats se mettraient en marche, dans leurs voitures blindées. Et au couchant, tout serait terminé.
Ils sont déjà morts, ceux qui ne croient pas. Mais ils ne dureront guère, ceux qui touchent de la main l’espoir et le prix du sacrifice… Il nous faut des martyrs, du venin. Il est devenu impossible de sauver tout un peuple. Qu’il en succombe des milliers ! Et qu’on les mutile, qu’on les décapite, qu’on les brûle ! Plus nombreux ceux qui seront tués, plus nombreux ceux qui seront sauvés. C’est le monde entier, qui avec nous pleurera…
Des automitrailleuses nous rattraperont. Nous entendront siffler les avions avant qu’ils n’ouvrent le feu. Et la foule des martyrs accroîtra le poids du scandale. O Dieu ! qu’ils viennent, qu’ils tuent, qu’ils ravagent et qu’ils pillent… Mais qu’ils viennent vite ! Nous n’en pouvons plus de marcher sur le fil de l’attente.
Oui, ils viendront. Oui, ils tueront. Oui, nous croyons en eux, qui nous aideront si bien, si atrocement à croire en nous-mêmes.
Nous avons marché, encore marché. La pluie s’est remise à tomber. Est venu le matin – la terreur a gagné, dans les rangs clairsemés de nos femmes et de nos enfants. Les montagnes demeurent lointaines, et nous fugitifs n’avons plus qu’un mince espoir de repos.
Peut-être, si les soldats venaient vite, s’ils tiraient aussitôt…
Une blanche colombe, un rameau d’olivier, la peine de ceux qui, loin d’ici, regardent autour d’eux et ne paieront jamais le prix de leur quotidienne tranquillité… Comment pouvons-nous encore y penser ? Oui, ils sont déjà morts, ceux qui ne croient pas ; mais ceux qui ont foi dans le pouvoir des morts, ceux qui estiment tant la force du massacre, ne sont-ils pas déjà fous ?
Quelque part, un homme soupire et débranche son poste de télévision. Il ouvre la fenêtre. La lune dégouline de bons sentiments… L’écran du poste explose en heurtant le silence du trottoir.