Chants | Matthieu Rialland | 3 janvier 2004
Cette époque où le temps n’était pas si terrible, t’en souviens-tu, vieil homme ? Aujourd’hui il se trouve un sablier dans chaque corridor du château… T’en souviens-tu, toi qui sais le temps qu’il faut pour chaque chose ?
Cela, tu le sais : les cadrans solaires n’ont plus de sens, depuis que nous sommes tombés dans l’ombre. Nos chevaux chient sur leur dallage. Certains y gravent leur nom, et celui de leur bien-aimée.
Cela, tu le sais : l’eau a gelé dans les clepsydres, au plus fort des plus longues nuits. Nous avons fait des chopes des récipients gradués, qui nous rappellent combien il nous reste à boire avant d’être saouls.
Sais-tu si un jour le sable nous abandonnera entre jour et nuit ?
Jadis, tu le sais, Léviathan chaque soir déchirait le soleil à belles dents, et le sang du combat envahissait le ciel, et il parvenait bientôt à l’avaler. Mais au terme d’une nuit brûlante dans ses entrailles d’airain, il lui fallait à l’aube le recracher dans le ciel. Or, aujourd’hui, l’estomac du Ténébreux a fini par éteindre le soleil, et terni tous les ors ici-bas. Il nous reste la nuit.
Vieil homme, dis-moi, peut-être Léviathan est-il mort lui aussi…
Nous nous sommes longtemps nourris d’espoir. Mais il y a longtemps, si longtemps que l’ombre dure ! C’est assez… Nous croyions tout, et nous ne savions rien. Dis-moi ce qu’il en est, maintenant, car nous avons suffisamment souffert, nous avons le droit de savoir.
Dis-moi si le jour reviendra, vieil homme, ou je te tue.
Tu vois où nous en sommes ! Cette nuit sans limite est comme un long sommeil. Nous avons bien besoin de tes dernières lumières, vieil homme, du moins s’il t’en reste… N’entends-tu point les loups, dehors devant la porte ? Eux, ils aiment la nuit. Crois-tu vraiment que nous ne serons jamais comme eux ?
Quand le sable cessera de couler… Quand j’aurai brisé tous les sabliers et coupé ta tête… Quand je ne serai plus tout à fait un homme, pas tout à fait un loup…
Ne me laisse pas ainsi à divaguer, vieil homme ! Dis-moi seulement que le jour reviendra…
Léviathan ! Léviathan ! C’est peut-être toi, Léviathan !
Tu as tué le soleil, tu nous as nourris de doute et de peur… Meurs !