Chant du divin châtiment

Chants | Matthieu Rialland | 21 janvier 2004

Je me souviens de ces palais aux blanches colonnades, de ces jardins où serpentaient bruissants des ruisseaux cristallins, de ces fontaines couronnées d’ivoire et d’émeraude, de ces villes aux murailles épaisses et qui pourtant étaient à l’intérieur des fleurons du grand art, de ces cavaliers caparaçonnés d’or, des merveilleuses chevelures qu’avaient ces femmes vêtues de pourpre. Je me souviens de tout. Ma mémoire est un puits, et j’aime à y puiser ces souvenirs tranquilles ; mais elle me pèse tant. Je sais que tout cela a disparu.

Ô Léviathan, toi qui sèmes sur la terre les râles et les rires, daigne regarder ceux qui t’ont servi ! Regarde leur misère ! Regarde comme ils sont devenus pauvres et hagards !

J’ai aussi souvenance de nos mille batailles, de ces hommes qui moururent sans savoir qu’ils mouraient, de ces femmes qui hurlaient le ventre déchiré, de ces ruines immenses, partout, là où s’élevaient nos merveilles. Ces souvenirs qui pèsent sur mon coeur, je les ai accueillis en moi. J’ai accepté ces nouveautés atroces. Je le sais pour toujours, que l’âge d’or est fini.

Ô Léviathan, toi qui permets et toi qui interdis, n’as-tu donc aucune pitié ?

Je ne donne même plus leur nom à ces ruines. Je vais sans fin dans ce pays, entouré de mes sujets, montés sur des chevaux harassés. Le train de nos chariots s’étire du matin à la nuit dans la plaine. Nous sommes devenus des nomades… Mais chaque coin de ciel, chaque parcelle de terre nous rappelle ce qui était.

Que n’ai-je moi-même abattu tes temples, Leviathan le Souriant ! Nos villes en étaient riches, chaque porte couronnée à ton effigie, chaque seuil gravé de tes ailes et de ton chef formidable. Nous étions dévotion, supplication, passion ultime et véritable…

Tu savais, toi, que rien n’est éternel sinon toi-même. Tu nous as condamnés à souffrir ; voulais-tu nous apprendre l’humilité ? Mais nous étions humbles, déjà ! Nous n’avions de respect que pour nos grands anciens, pas pour nous-mêmes ! Pourquoi fallait-il que tu anéantisses leurs oeuvres en même temps que nous ?

Ô Léviathan, comme il est difficile d’avoir confiance en tes mystères…

Moi, potentat d’une nation détruite, prince suprême et sage de cités innombrables et magnifiques, tu m’as fait avec mes sujets, avec mes semblables, ramper dans la boue d’une mémoire meurtrie. Mais n’est-ce pas assez, Seigneur du Monde ? Il y a longtemps que nous souffrons. La vie est devenue si difficile… Faut-il aussi que nous désespérions de toi ?