Chant du père disparu

Chants | Matthieu Rialland | 10 novembre 2003

Toi, tu savais que les ombres qui traversaient la plaine sous les murs n’étaient pas des nôtres. Tu le savais, tu l’as dit, et elles t’ont pris.

Dieu sait qui elles sont… Depuis que tu as disparu, tout va de mal en pis. Nous n’aurions pu connaître peine plus cruelle, avant de pénétrer dans cet hiver rigoureux. Et si la famine ne suffisait pas, voici la maladie, et voici la folie de ceux qui ne sont que douleur, voici les coups de poing et les coups de dents de ceux qui sont devenus aveugles et sourds. On dit que dans les caves où le peuple s’est réfugié pour échapper aux bombes, chaque nuit se déroulent messes noires et mystères. Aux alchimistes géniaux qui savent nous donner la mort, toujours en meilleur nombre et au meilleur coût, voici que font concurrence charlatans et curés défroqués, moines déicides, prêtres masqués, qui changent en leur morbide espoir la raison de vivre de tous. Bientôt, à eux tous, dispersés, ils auront triomphé !

Toi, tu nous as quittés. Comme tu nous manques !

Oh ! nous continuerons à nous battre, sans doute. Nous le ferons aussi parce que nous ne savons rien faire d’autre… Nous le ferons pour toi. Nous le ferons pour sauver nos vies que les ombres étouffent. Nous le ferons, nous serons fiers.

Et défileront encore sur les boulevards ces convois de chariots d’ambulances, pleins à craquer de mâchoires fracassées, de crucifix en toc, longtemps.

Certains disent que tu étais un lâche. Ceux-là croient toujours qu’il faut remplacer ceux qui manquent à l’appel, que le souvenir ne sert à rien. A les entendre, ils t’auraient tué s’ils avaient eu l’esprit plus vif ! Je les maudis. Tu n’es pas allé te rendre, je sais que tu es mort en brave.

J’ai vu hier une femme sans bras que son fils nourrissait à la cuillère, comme elle l’avait jadis nourri. Est-il là, l’héroïsme absurde et beau de notre peuple ? Elle m’a souri.

Cette lettre, je ne te l’écrirai pas. La guerre est faite pour mieux se soucier des vivants… Tu es là, je le sais, il n’est nul besoin pour cela d’aller prier sur ta tombe.

Réjouissons-nous, plutôt ! Notre peuple est plein de force, de courage. Nous triompherons, j’en suis sûr. Quand le siège aura assez duré, nous nous lèverons, culbuterons l’ennemi, ne lui laisserons que sa chemise et ses chaussures… Toi et moi, même si nous sommes les seuls, nous le savons déjà.