De la reproduction des dragons

De sable armé de gueules | LeMat | 1er janvier 2025

Votre Seigneurie,

veuillez trouver ci-joints les quelques feuillets calcinés que nous avons pu sauver de l'incendie qui a ravagé les Archives hier soir, incendie dont la cause reste à déterminer. Il semble que cette missive vous était adressée, raison pour laquelle je vous la fais parvenir.

Capitaine Darman Solidor,
Sapeurs-pompiers de Dhelidrach,
Quatrième district

* * * * *

De Garibald Henmas,
Archiviste de deuxième classe,
Département de zoologie,
Archives comtales,
Dhelidrach

A l'attention de Sa Seigneurie,
Hudras III Harakim,
Comte de Dhelidrach

Référence : ZOO-1283/0057-SSCD
PERSONNEL ET CONFIDENTIEL

Fait à Dhelidrach, le 18 octobre 1283

Votre Seigneurie,

suite à la demande que vous nous avez adressée l'an dernier par courrier, concernant les us et coutumes des espèces animales communément admises comme semi-civilisées en matière de reproduction et de fertilité, veuillez trouver ci-après un rapport de nos recherches parmi les ressources documentaires rassemblées aux Archives comtales.

Premièrement : concernant les Dragons, nous sommes au regret de vous avouer la rareté des sources en notre possession.

En effet, les travaux de consolidation des fondations du palais des Archives, entrepris il y a douze ans et toujours pas terminés à ce jour faute de financement ou de savoir-faire des artisans employés sur le chantier, à moins qu'il ne s'agisse d'un cas typique d'incompétence de la part du maître architecte ayant obtenu le marché, ont entraîné l'effondrement du plafond de certaines galeries souterraines des quatrième et cinquième niveaux.

Antérieurement désignée par mes éminents collègues comme "le Dédale", cette partie des sous-sols est malencontreusement devenue encore plus difficile d'accès de ce fait. Or, il se trouve que c'est là qu'étaient entreposés les quarante-sept rouleaux de la somme rédigée par le sérénissime Harpalast Surren au VIIIe siècle. Vous n'êtes pas sans savoir, en effet, que cet ouvrage qui mit une vie entière à prendre forme constitue encore de nos jours la source la plus complète et la plus fiable à propos de ces créatures ailées maléfiques. C'est une consolation pour nous autres, archivistes, que de penser que nos cinq collègues restés bloqués en aval des éboulis après l'effondrement auront eu la possibilité de s'instruire dans un texte d'une telle importance scientifique, au moment de leur agonie.

Après une minutieuse enquête, il apparaît en outre que ni moi-même ni aucun de mes collègues n'a jamais eu la chance de lire cet ouvrage, ce qui nous laisse hélas avec une connaissance plus que lacunaire des usages des dragons en ce qui concerne leur processus de reproduction. Aucun d'entre nous n'ayant jamais observé l'animal dans son milieu naturel, du fait des risques inhérents à une telle activité, j'ai été contraint de faire appel à mes souvenirs pour vous fournir malgré tout quelque indication sur le sujet.

Il apparaît donc que les dragons sont des animaux ovipares, en ce sens qu'ils pondent des oeufs. C'est, semble-t-il, le seul point sur lequel mes collègues et moi soyons absolument d'accord. Malgré un débat d'une durée certaine, qui nous a contraints d'abandonner nos tâches en cours devant l'urgence de la situation (j'en profite au passage pour vous remercier d'avoir daigné remarquer notre existence, Votre Seigneurie, la dernière missive adressée aux Archives par le Château remontant à la jeunesse de votre grand-père), paralysant les activités de nos bureaux de la Saint-Médard jusqu'à la Sainte-Ursule, il nous a été rigoureusement et scientifiquement impossible de nous entendre sur le reste.

C'est pourquoi j'ai demandé et obtenu de mes supérieurs (à condition que les conséquences éventuellement néfastes de la démarche me soient entièrement imputées et que toute sanction éventuelle, telle que pilori, fouet, roue ou autre fer rougi au feu, ne concerne que moi) la liberté de vous faire part des informations que je détiens, bien qu'elles n'engagent que moi-même et en aucun cas les Archives, dont la réputation de rigueur et de fiabilité ne sauraient être entachées d'amateurisme (ce dernier mot étant le fait du très savant Zemund Varkats, mon chef de département, pas le mien).

Je saisis d'ailleurs l'occasion qui m'est offerte ici de vous exprimer ma plus entière confiance en votre jugement, lorsqu'il s'agira de me punir pour mon impudence. Sachez que jamais, au grand jamais, je n'ai été motivé par autre chose que mon dévouement au savoir et à la connaissance, en modeste archiviste que je suis encore, après quarante-huit ans de carrière sans une plainte, sans un reniflement, sans un seul jour de grève. Je souhaite seulement vous venir en aide, dans la mesure de mes maigres moyens, et je reste persuadé que vous saurez en tenir compte, s'il s'avérait nécessaire de me soumettre à la question, voire pire.

Ceci étant, voici ce que je peux vous dire sur les dragons.

Dès ma plus tendre enfance, je m'en souviens, j'étais particulièrement attentif aux contes et légendes que me narrait ma nourrice, tandis que je me vautrais tel un pacha sur son sein ferme et volumineux. C'est sans doute à cela que tient le très grand intérêt que je voue, aujourd'hui encore, avec un mélange de gourmandise et de sensibilité tactile, aux formes souples et voluptueuses des créatures qu'on nomme dragons.

Il ressort de ces doux souvenirs que les dragons sont des créatures extrêmement secrètes et jalouses de leur intimité. Dans les contes, en effet, il n'est jamais question d'accouplement ni de parade nuptiale. On imagine bien que, tels les chiens qui somnolent sous votre table lors des banquets, comme j'ai pu le voir de mes propres yeux, un jour où je m'étais introduit au Château dans l'espoir d'apercevoir votre auguste figure, mais également de profiter du buffet, les dragons doivent procéder à quelque échange d'un fluide quelconque afin de procréer. C'est ma thèse, en tout cas, bien que les partisans de l'immaculée conception en tant que mode de reproduction prédominant dans la nature soient nombreux parmi mes collègues. Certes, il est possible que lesdits accouplements soient rares, voire inexistants. Cependant, j'attire votre attention sur le fait que, les contes étant généralement écrits à l'intention des jeunes enfants, il est probable que leurs auteurs restreignent volontairement leurs capacités d'évocation. De plus, constatant la rareté des sources, je ne peux que me rendre aux conclusions les plus logiques, qui veulent que les dragons sont difficiles à observer (et pas que dans leur chambre à coucher, vous l'aurez compris).

Il n'empêche que, quel que soit le processus qui produit ce résultat, les dragons pondent des oeufs. Bien entendu, nul n'a jamais été témoin de la ponte elle-même, pour les raisons évoquées ci-dessus. C'est une lacune qui, je l'espère, sera comblée tôt ou tard. Mais, de manière logique, sachant que les dragons pondent des oeufs, il y a fort à parier que si l'on découvre un oeuf à faible distance d'un dragon, celui-ci en est le propriétaire. Bon sens et logique font parfois bon ménage, comme on le voit.

Bien que personne n'ait jamais pu décrire un oeuf de dragon par expérience, nous pouvons nous appuyer sur nos connaissances approfondies du reste du règne animal pour inférer que : primo, le dragon étant une bête de dimension imposante, son oeuf doit être de grande taille lui aussi ; secundo, le dragon étant couvert d'écailles, son oeuf doit l'être lui aussi ; tertio, le dragon étant capable de cracher du feu, l'espace hermétiquement clos de l'oeuf ne permet pas à son occupant de se livrer à cette activité, qui lui serait probablement fatale. Je conviens que ce raisonnement comporte quelques faiblesses (qui a jamais vu un oeuf de girafe, entièrement blanc et dépourvu de poils, et qui plus est couvé par ce curieux oiseau qu'on appelle ostriche, saura ce que j'entends par là), mais je préfère faire confiance à mon instinct de savant que de laisser un risque d'erreur infinitésimal brider mon imagination.

Il est temps, à présent, d'aborder la question que vous nous posâtes dans votre missive : de quelle manière et dans quelles proportions les dragons procèdent-ils à un contrôle strict et mesurable de leur natalité ?

Difficile question, j'en conviens. Cependant, j'ose affirmer, quitte à ce que mes collègues refusent désormais de m'adresser la parole et que mon avancement au sein des Archives soit interrompu sine die, que l'absence de toute mention, dans les contes comme dans les sources, d'un oeuf de dragon observé, mesuré, pesé, quantifié, analysé, découpé, vidé, congelé, chauffé, réduit en poudre ou absorbé par voie orale pourrait signifier qu'ils sont rares. Voire extrêmement rares.

Ce qui tendrait à prouver que les dragons exercent naturellement, en animaux soumis à leurs instincts les plus primaires, un contrôle des naissances qui leur évite une surpopulation dommageable pour leur espèce, ainsi qu'à nous-mêmes humains les ravages que causerait celle-ci.

Avant de passer au second chapitre de cette lettre, je me permettrai de vous signaler, Votre Seigneurie, un aspect tout à fait comique des contes parlant de dragons. En effet, il me revient de cette époque bénie où, à peine âgé de quatorze ans, je bénéficiais encore des tendres attentions de ma nourrice, le souvenir que, lorsqu'on parle d'eux, et cela particulièrement lorsqu'on le fait de manière désobligeante, les dragons s'empressent de s'en venir punir l'impudent auteur de l'insulte ou de la moquerie. Bien que la perspective de mourir rôti des pieds à la tête dans le feu d'une ces créatures me fasse froid dans le dos, je ne peux m'empêcher d'en rire et de partager avec vous la cause de mon hilarité.

Deuxièmement : concernant les Gobelins, j'ai le plaisir de vous informer que les sources sont légion, qui évoquent le mode de vie de ces créatures, en liberté comme en captivité.

Loin de la confusion que semble soulever le sujet des dragons parmi mes collègues, les Gobelins sont un sujet d'étude suffisamment bien documenté pour vous offrir une rép...