Ivraie de famille | Matthieu Rialland | 24 janvier 2025
C'était un billet de dix sacs. Un bête billet de cent francs. Tout neuf. Pas froissé ni rien.
Papa l'avait posé sur la table, bien au milieu, puis il avait dit : « Alors, mes petits gars, qui c'est celui qui est capable de me dire pourquoi c'est lui qui devrait avoir cet argent ?
– Moi, » dit Sam. « C'est moi qui dois l'avoir. »
Papa se tourna vers moi avant que je puisse placer un mot : « Et toi, tu le veux aussi ?
– Oui.
– C'est pas toi qu'as l'air d'en avoir vraiment besoin...
– Si. »
Il souriait. Pas Sam. Ni moi. On connaissait la musique. Papa faisait souvent ce genre de chose.
Il se tourna vers Sam : « Raconte un peu pourquoi c'est toi qui devrais l'avoir.
– Parce que j'en ai besoin.
– Pour ?
– Pour ma bécane. Pour l'essence.
– T'as qu'à la pousser, ta pétoire.
– Elle est trop lourde.
– Alors, t'as qu'à prendre le bus.
– Pour le bus, y faut payer aussi.
– Et la resquille, c'est pour les chiens, dis ? »
Sam haussa les épaules et regarda le plafond.
Papa lui allongea une calotte. Juste un petit coup de la tranche de la main sur le sommet du crâne. Ça faisait un peu mal, mais pas trop. Je connaissais ça.
« Tu regardes quoi, là ?
– Rien, rien, » répondit Sam en ramenant les yeux sur le billet, au milieu de la table.
« Si. Tu regardes là-haut. Et quand tu regardes là-haut, je sais ce que tu penses.
– Non, non, c'est pas vrai. »
Une autre calotte, un peu plus appuyée. Sam rentra la tête dans les épaules, au cas où une troisième tomberait. Comme moi, il avait appris à craindre les grands battoirs de Papa, à force de prendre des coups pour un oui, pour un non.
« Je te dis que je sais ce que tu penses. Et t'as pas le droit de penser comme ça. Avoue ou bien je t'en colle une vraie !
– Oui, oui, j'avoue.
– T'avoues quoi ?
– Que je devrais pas penser comme ça.
– Bon. »
Il revint à moi : « Et toi, pourquoi tu veux ce fric ? »
Un blanc. Je ne savais pas quoi dire. Comme si je m'étais lassé de ce jeu avant même qu'il commence.
« Tu veux que je le file à ton frère ! » s'exclama Papa avec sa voix scandalisée, avant de sourire de toutes ses dents.
« Non.
– Alors dis-moi pourquoi. C'est pourtant simple, non ? Dis-moi pourquoi tu veux le billet, et je te le donne.
– Ben, » réagit Sam, « pourquoi lui ?
– Ta gueule ! » aboya Papa. « C'est pas fait. T'as pas à t'inquiéter. Pour l'instant. »
Il fallait que je dise quelque chose.
« Alors ? T'as pas de mobylette, toi. Un scooter, peut-être ? »
Papa s'esclaffa et Sam sourit. L'histoire du scooter, ils en avaient ri tant et plus, mais ça remontait à des mois maintenant. Si j'avais été assez con pour piquer le scooter d'un flic de la Municipale, je devais l'être assez pour endurer leurs moqueries sans moufter. Ce que j'avais fait.
« Alors ? Grouille ou je file le billet à Sam ! »
Vas y, et grand bien lui fasse... Mais il vaudrait mieux que je dise quelque chose.
« J'en ai besoin aussi. Faut que je me paye un nouveau classeur pour mes cours de géo.
– T'en as déjà un.
– Il est mort. Il est tombé, l'autre jour. »
Tu l'as balancé dans le mur, oui...
« Et tu crois que je vais te payer sans arrêt des trucs qui servent à rien ? T'en as déjà un. Et si il est naze, t'as qu'à t'en prendre qu'à toi-même. »
Mauvaise pioche. J'allais me faire engueuler par le prof, sûr et certain, mais ça n'était pas une raison valable pour réclamer les dix sacs de Papa. Je n'avais aucune autre raison à fournir. Aucun besoin urgent à satisfaire. Et surtout pas celui de me plier à ce petit jeu qui ne faisait rire que lui. Mais je connaissais la règle du jeu. Sam aussi. La dernière fois, Papa avait repris le billet et aucun de nous deux ne l'avait eu.
« J'ai besoin du fric, » m'empressai-je de dire. « Y a Flore qui veut que je l'emmène au ciné. »
C'était sorti tout seul. Je prenais un risque, mais il le fallait.
« Eh ben voilà ! » s'exclama Papa, la mine réjouie. « Tu vois bien que tu peux... Allez, vas y, cause-nous un peu de cette Flore. C'est quoi comme genre de gonzesse ? Y la connaît, ton frère ?
– Non. Elle est pas du collège.
– D'où qu'elle sort, alors ? »
Trouver quelque chose, vite...
« Je l'ai rencontrée au Super U. L'autre jour. Elle traînait devant avec des gars de la Treille. Ils picolaient en attendant je sais pas quoi.
– Et y t'ont laissé l'approcher ? Trop sympas, les loulous de la cité ! »
Papa me dévisagea avec insistance.
« Est-ce que tu te fous de ma gueule ? »
Sa voix sourde. Ses gros sourcils froncés. Ses lèvres aplaties. Danger.
« C'est la soeur de Seb. Seb Lefort. Tu sais, mon pote Seb.
– C'est pas ton pote, le Seb, » intervint Sam. « C'est juste un con de plus à mettre avec tous les autres.
– T'en sais rien ! » répliquai-je.
« Laisse-le parler, » trancha Papa. « C'est comme ça qu'on va peut-être savoir si t'essaies de m'enfumer, mon petit Pierrot... »
Et si c'est le cas... Je connais la chanson. Merde, je voulais juste qu'il laisse le billet sur la table. Même si c'est Sam qui l'a. Tant pis. Au moins on lui aurait piqué quelque chose, pour une fois. Tandis que là...
« Seb Lefort, » reprit Sam, « c'est qu'un bâtard qui se la pète avec sa meule et son walkman. Je l'ai jamais vu avec toi.
– T'es pas tout le temps avec moi, non plus.
– Nan, mais je connais tes potes. Et y a pas le Seb Lefort dans la bande.
– C'est parce que ça fait pas longtemps.
– J'y crois pas. C'est pas le genre.
– T'en sais rien, de quel genre il est.
– Ta gueule, » me lança Papa. « Elle a pas l'air claire ton histoire. Ça, c'est sûr. Même que y a que ça de sûr. »
Et Sam qui approuvait de la tête, en face de moi. C'était encore un de ces moments où j'aurais eu bien besoin d'un frère intelligent. Ou au moins juste un peu malin.
« Elle est comment, la poule ? »
Je savais le genre de description qu'il voulait. Pas difficile à deviner.
« Elle est bonne. C'est sa grande soeur, à Seb, alors elle a seize ans. Elle est pas canon, mais elle vaut le coup d'oeil.
– C'est des conneries, » protesta Sam.
« Raconte quand même, » dit Papa. « On verra après pour si c'est vrai ou pas.
– Ben, elle a des formes. C'est une vraie petite femme. Elle a un cul. Et des nichons.
– Comment, les nichons ?
– Gros. Enfin, un peu gros. De quoi poser les mains à l'aise.
– Tu les as touchés ?
– Ouais.
– Menteur ! » lâcha Sam, ce qui lui valut une nouvelle calotte.
« C'est comment, gros, pour toi ?
– Ben, moins que dans tes films, mais quand même...
– Et puis c'est pas du silicone, au moins...
– Ça non !
– Raconte encore. Dis-en plus.
– Y a pas grand chose à dire...
– Mais si, mais si. Sa chatte, tiens. Tu l'as touchée aussi, sa chatte ? »
J'hésitai. Non seulement le mensonge risquait de m'emmener trop loin, mais en plus je n'aimais pas trop raconter ce genre de truc à Papa. A Sam, passait encore, mais pas à Papa. J'avais trop besoin de penser à Myriam pour monter ce bateau, et Myriam, hors de question que le vieux dégueulasse prononce son nom. Jamais.
« Nan. Elle a pas voulu.
– Alors t'y as pas non plus mis ta queue, » dit Papa, déçu.
« Ben, nan. Elle a pas voulu non plus.
– Et t'as cru qu'elle voulait pas, hein ?
– Ben, oui.
– Sont bien toutes comme ça, tiens ! C'était pareil avec ta mère. Ta putain de mère, ouais. »
Il était tourné vers moi, et tellement absorbé par ses pensées qu'il ne voyait pas Sam. Moi, je le voyais. La grimace dégoûtée qu'il avait sur le visage me disait bien à quel point nous étions d'accord. Mais il se reprit et redevint impassible. La suite du monologue ne serait pas plus agréable à entendre.
« S'est barrée, votre mère. Avec les deux grandes. M'a juste laissé vous autres, deux pauvres branleurs qui sont bons qu'à rien. Merci du cadeau. L'a fallu que je vous fasse bouffer, moi. Et que je vous torche. Et que je vous habille. Putain, c'était pas un cadeau. Y a pas de cadeaux pour l'homme, quand la femme a foutu le camp. Mais je suis votre père, alors y fallait bien. »
Il fallait bien, oui. Si Maman était restée, notre sort aurait pu être meilleur. Mais le sien ? Même si j'avais une énorme rancœur plantée au milieu de mes pensées comme un grand poteau en béton qui tiendrait tout le reste, peut-être qu'elle n'avait pas pu faire autrement. Peut-être qu'elle sauvait sa peau en s'ensauvant. Peut-être qu'il était pire encore avec elle qu'avec nous. J'avais du mal à me souvenir, mais l'époque où elle était encore là ne me paraissait pas vraiment faite de rires et de bonheur, à la maison.
« N'empêche que y a toujours dix sacs à prendre, » reprit Papa après avoir secoué la tête comme pour s'ébrouer. « Qui qu'en veut ?
– Y sont pour moi, » dit Sam. « C'est moi qu'en ai besoin. »
Je ne répondis pas.
« Et toi ? » m'apostropha le vieux. « Et ta greluche ? Pas envie de lui retrousser les jupes au cinéma ?
– Si, » répondis-je mollement.
« Peuh ! » s'exclama Sam. « Elle existe même pas, sa poule.
– Tais-toi, » lui lançai-je. « T'es même pas capable de comprendre ce que c'est.
– De comprendre qu'est-ce que c'est ? Non mais, ce que c'est, c'est que c'est un gros mensonge pour te faire mousser. T'es comme moi, Pierrot : t'as que ta main et les zines de cul de Papa. Les gonzesses, c'est pas pour maintenant et c'est pas pour les comme nous. »
Il était tout rouge, avec un regard mauvais. Convaincu. Exalté.
« Sauf quand que j'ai ma tire, Papa, » termina-t-il en se tournant vers lui.
« T'auras l'air moins con, avec ta mobylette. Ça, c'est certain. Mais je sais pas si ça vaut dix mille balles.
– Ouais, bien sûr. Sauf que, ce qui est certain c'est que si tu files le fric à Pierrot, y va direct s'acheter un nouveau classeur pour foutre dedans ses cours. Que ce sera du fric claqué pour rien.
– Y en a pas pour cent francs, » répondis-je. « Peut-être que vingt. Ou même quinze, je sais pas. Et puis, ça serait pas pour rien. C'est pour le collège.
– C'est bien qu'est-ce que je dis ! »
Papa souriait. S'il y avait bien une chose qui semblait le réjouir, c'était de nous voir nous chamailler. Avec recours aux poings si possible.
Je préférai me taire.
Papa laissa passer un moment de silence avant de remettre un peu de sel sur le feu : « Les ronds s'éloignent de toi, mon petit Pierrot. Ton putain de classeur, c'est pas une raison valable. Faut que tu trouves autre chose. Autre chose aussi que cette poulette qu'existe même pas, j'en mettrais ma main à couper.
– Si, elle existe, » laissai-je échapper.
« Et c'est moi que je te dis que non. »
Son regard. J'avais peur de ce regard-là. Depuis tout petit. Quand ses gros sourcils noirs se rapprochaient pour faire comme une mouette dans le ciel, sur un dessin que j'avais vu.
« Si tu le dis... »
La calotte fut pour moi, cette fois. Mais je fis l'erreur d'essayer de l'éviter en baissant la tête. Papa détestait ça, qu'on essaie d'éviter notre juste sort, comme il disait. Alors, au retour, je pris le dos de sa main dans la tempe. Fort.
« On reprend et on remet les pendules à zéro, » dit-il tandis que je m'efforçais de ne pas porter la main à mon visage. « Y a Sam et sa mobylette d'un côté, pis rien en face pour l'empêcher d'empocher le fric. Tu vas me laisser faire ça, fils ? »
Il jubilait, vraiment.
Rien à ajouter, voilà ce que j'avais à dire. Mais je ne tenais pas à me faire torgnoler une deuxième fois. Résister, oui, mais pas pour rien. Je savais bien que c'est pour moi que ça finirait mal.
« Bon, » dis-je. « J'ai besoin de ces ronds pour m'acheter une mobylette.
– Quoi ? » hurla Sam en se mettant à demi debout. « Tu te fous de ma gueule ?
– Ben quoi ? Pourquoi tu serais le seul à en avoir une ?
– Peuh ! C'est juste que pour avoir de l'essence à t'acheter après. Rapport aux dix sacs. Pas vrai ?
– N'importe quoi.
– Pourquoi que tu veux une pétoire, toi ? » demanda Papa d'un air soupçonneux.
« Eh ben, pourquoi il en a une, lui ?
– Tu réponds à ma question, Pierrot. Ici, c'est moi que je pose les questions. T'as compris ?
– Ouais, ouais.
– Alors ?
– Parce que j'en ai besoin.
– Et puis ?
– Parce que c'est vachement plus pratique pour aller en ville et revenir. Ou au collège. Ou au Super U. Tout ça.
– Pis aussi peut-être pour draguer ta poule, là, je sais plus comment qu'elle s'appelle. Tu sais, celle qu'existe pas ?
– Mmmmh...
– A mon avis, c'est d'une mobylette qu'existe pas que t'as besoin. Pour draguer une gonzesse qu'elle existe pas non plus ! »
Et de s'esclaffer. Et Sam de l'accompagner, servile. Servile ou idiot, je ne savais trop qu'en penser.
« T'as presque les ronds, Sam, » dit Papa en redevenant sérieux. « Ton frère, y trouve rien qui tienne la route dans sa petite tête de premier de la classe.
– Je suis pas premier de ma classe.
– Bah, t'es toujours bien vachement mieux classé que ton frangin. Y a des fois où que même si t'es pas le premier c'est comme si que tu l'étais parce que t'es le meilleur de ceux qu'on te compare avec. Oublie pas ça, ça te servira dans la vie. »
Même sans boire, il arrivait toujours à un point où ça le démangeait de nous donner des leçons de vie. Il se croyait crédible. Ou bien il nous trouvait encore plus déplorables que lui-même, ce qui était loin d'être mon avis.
« Ouais.
– Toute ta putain de vie, » insista Papa, tellement sérieux qu'on aurait pu le prendre pour un père.
« Papa, » intervint Sam, « on fait comment pour les ronds ?
– Comment que tu vois ça, toi ?
– Ben... J'ai gagné, non ? »
Papa nous dévisagea tour à tour. En silence.
C'était le moment de vérité. Le verdict. Le pouvoir en action.
Le genre de moment qu'il aimait faire traîner en longueur.
« Je me demande, » murmura-t-il en regardant le billet de cent, l'air de réfléchir.
Une pitoyable imitation. Même Sam avait un air plus crédible, quand il se creusait la tête pour comprendre sa grille de Loto sportif.
De mon côté, c'était surtout du soulagement. La comédie touchait à sa fin. Encore quelques minutes et je pourrais aller dans la chambre. Sortir ce bouquin de Jack London de sous mon matelas. Et lire. La bibliothèque du collège me laissait quinze jours pour le rendre, mais j'avais de l'avance. Il se lisait tout seul, ce truc. Suffisait qu'il me tire de là, avec sa neige, ses arbres, ses loups et tous ces trucs qui venaient de tellement loin que j'avais l'impression de faire le voyage, parfois.
Ça et Myriam. Rien de mieux pour m'échapper d'ici. Dans ma tête seulement, mais c'était tellement mieux que rien.
« C'est vrai que t'as gagné, » dit Papa en prenant le billet de banque pour le tendre à Sam.
Enfin.
Sam tendit la main, un sourire de triomphe sur les lèvres et une lueur de gourmandise dans le regard, pour prendre le billet. Mais Papa retira sa main au dernier moment.
« Mais, j'y pense... » commença Papa comme s'il venait d'avoir une idée.
Furieux, Sam ferma le poing et le porta à sa bouche. Je crus qu'il allait le mordre, mais il l'appuya seulement sur ses lèvres en fermant les yeux. Ses joues avaient viré au rouge instantanément.
« C'était quand même une histoire qu'elle était pas si mal, ce gros mensonge, » continua Papa en se tournant vers moi, le billet à la main. « T'aurais pas d'autres détails qu'on pourrait entendre, des fois ?
– Quoi, par exemple ?
– Redis-nous ça, pour ses nichons.
– Y a pas grand chose à dire de plus...
– Puisque c'est que des conneries, » termina Sam.
« Ta gueule, toi, » rétorqua Papa. « Y a ton frère qui nous fait rêver avec lui. »
Sam s'adossa à sa chaise, haussant les épaules. Il était visiblement excédé.
« Alors, ces nichons ?
– J'ai déjà dit ce que j'avais à dire. Ils sont un peu gros. Et puis ronds. Et puis super doux.
– T'y as enlevé son soutif, alors ?
– Ben, oui.
– De quelle couleur qu'il était ?
– Blanc.
– Ah ben oui, » dit Papa en se frappant le front du plat de la main, théâtral. « C'est qu'une petite poulette de quinze ans.
– Tout à l'heure, il a dit seize, » intervint Sam.
« Ouais, ouais, c'est pareil. Ça connaît pas encore le noir ou le rouge, à cet âge-là. Normal. Ça sait pas qu'est-ce qui plaît à l'homme. C'était quoi, la marque ?
– La marque ? »
Je ne voyais pas ce qu'il voulait dire. Un instant, j'eus peur. Peur d'être allé trop loin dans mon histoire pour pouvoir en revenir sans recevoir la correction de ma vie. Si jamais je le décevais...
« La marque du soutif, tiens !
– Euh... J'en sais rien, moi. J'ai pas regardé.
– Eh ben, t'as qu'à inventer ! »
Et de s'esclaffer, de nouveau. Un gros rire tonitruant. Un rire d'homme sans finesse.
Cette fois, rigide et froid sur sa chaise, Sam ne l'accompagnait pas.
« Je vais pas inventer des trucs que je sais même pas, » dis-je.
Ni confesser que toute cette histoire m'est sortie de la tête. Sinon...
« Bon, d'accord. Et après ?
– Après quoi ?
– Après les roberts, t'as fait quoi ? Et pis, tiens, tu les as léchés, ses tétons ?
– Non.
– Même pas un peu ?
– Non. »
Il reprit son air noir pour me dévisager. La sirène d'alarme rugissait dans ma tête.
« Alors invente.
– Quoi ?
– Je t'ai dit de continuer ton histoire, alors tu continues. Et qu'est-ce qui manque, t'as qu'à l'inventer.
– C'est déjà tout que de l'invention, » dit Sam.
« Je t'ai déjà dit de fermer ta gueule, non ? » répliqua Papa en lui jetant un coup d’œil distrait. Puis à moi : « Alors, ça vient ?
– Je... Je crois qu'en fait, elle m'a laissé faire un peu des bisous sur ses nichons.
– Des bisous ! » répéta Papa en rigolant. « Des bisous ! Tu parles d'une mauviette ! Tu lui as mordu le bout, au moins ?
– Ben, non. »
C'était mon histoire. Pas la sienne. Jamais je n'aurais maltraité Myriam, dans mes rêves.
« Si, » dit Papa. « Si, tu lui a mordu les tétons. Même qu'elle aimait ça.
– Ah bon...
– Ouais. Même qu'elles aiment toutes ça. Même quand qu'elles te disent qu'elles aiment pas. C'est les gonzesses, ça. Votre pute de mère, c'était pareil. »
Je croisai le regard de Sam. Dans ses yeux, ça scintillait autant que tout à l'heure. Mais pas de gourmandise. Et sa bouche ressemblait à celle de Papa avant la calotte.
« Ce que j'ai pu te la fourrer, celle-là, » poursuivit Papa. « Et que madame disait qu'elle voulait pas. Et que madame disait qu'elle avait ses Anglais, ou tout un tas de conneries que y avait qu'elle pour inventer des trucs pareils. N'empêche qu'à la fin, je te la fourrais quand même. Et que personne aurait pu y redire comme quoi qu'elle était mal baisée. Personne. »
C'était bien la première fois qu'il parlait ainsi de Maman. En ma présence en tout cas. Je suppose aussi en celle de Sam, vu les regards qu'il me lançait. Un mélange explosif, avec dedans une bonne louche de dégoût, trois cuillerées de colère et une pincée de rage. Et puis des tonnes d'incompréhension pour la sauce...
Sur ce dernier point, je le rejoignais. Je ne sais pas ce que Papa avait en tête pour nous déballer tout ça, mais c'était une surprise dont on se serait bien passés.
Et il continuait : « C'est pas toutes les gonzesses du quartier qui pouvaient en dire autant. Y a plus de bras cassés au niveau de la bite, dans le coin, que de gars qui font qu'est-ce qu'y faut pour que leur bourgeoise elle soit heureuse, comme qui dirait. C'est pour ça que c'est encore plus moche, qu'est-ce qu'elle a fait.
– Et les cent francs ? » demandai-je pour détendre un peu l'atmosphère.
« Laisse ton père quand qu'y parle, » répondit Papa, retrouvant pour un instant un peu de son air menaçant avant de retomber dans son espèce de mélancolie. « Ce que je te dis là, c'est rien que des choses que j'ai jamais dites à personne. C'est rien que des choses que c'est dur de vivre avec. »
Il fit une pause, contemplant le billet dans sa main. Comme s'il ne savait pas comment il était arrivé là. Comme s'il ne savait même pas ce que c'était.
« Oublie pas que c'est elle qu'elle m'a plaqué. T'entends, Pierrot ? C'est elle qu'elle est partie. C'est pas moi. Y a plein de gars, dans le coin, qui se sont barrés quand qu'ils en ont eu marre des morpions, de la femme et de tout ce bordel. Mais pas moi. Moi, je suis resté. Même que j'avais des raisons de me tailler, comme tout le monde. Mais je suis resté. Tu sais pourquoi, mon gars ?
– Non.
– Parce que peut-être bien que je l'aimais, moi. Pas comme elle. Peut-être bien que je la respectais. Mais elle, elle me respectait pas. Elle savait pas où qu'est la limite. Elle aurait dû savoir que y a une limite, chez l'homme. Que y a une limite que faut pas que tu dépasses, sinon... Que y a de l'amour, chez l'homme, mais que y a aussi la ligne jaune. Et pis surtout, qu'elle avait intérêt à bien savoir où c'est qu'elle est, cette putain de ligne. »
Sam avait baissé la tête. Les mains sur la table, il pliait et dépliait les doigts comme pour faire de la gym. Je voyais bien, moi, qu'il avait la mâchoire serrée comme un écrou sur un boulon. Mais Papa lui tournait le dos.
C'est à moi qu'il parlait. Comme si Sam n'était pas là.
« Votre mère, mon gars, elle savait pas où ce qu'elle était, la ligne. Ça lui a fait des tas d'ennuis, mais elle était comme qui dirait aveugle et sourde. Comme si qu'elle avait décidé de pas la voir. Ou même qu'elle avait décidé que la ligne jaune, eh ben, elle existerait pas. »
Il soupira profondément.
« Ah ça, tu pouvais lui mettre autant de torgnoles que tu voulais, elle apprenait rien, celle-là. Rien de rien. Exactement comme vous, tiens. C'est pas pour rien que c'était votre mère, si ça se trouve. »
Qu'est-ce que je pouvais faire ? J'avais Sam, en face de moi de l'autre côté de la table, qui commençait à ne plus en pouvoir, comme si de la fumée lui sortait des narines et des oreilles. Et j'avais Papa, à gauche, qui continuait son speech comme si rien ne pouvait l'en empêcher. Je voyais bien que ça risquait de mal se terminer. Mais je ne voyais pas comment j'aurais pu empêcher Sam de s'énerver.
« Vous êtes aussi têtus qu'elle, » poursuivit Papa. « Vous savez ça ? Vous êtes aussi têtus, aussi chiants qu'elle était. Ça doit être dans le sang, je sais pas. Une sorte de truc que vous êtes juste que des tarés. Comme elle, ouais. C'était qu'une tarée et j'y peux rien, moi. »
Le coup partit très vite. Sam avait cette espèce de vivacité, d'explosivité qui m'a toujours sidéré chez les bêtes sauvages. Mais c'était mon frère, pas une bête sauvage. D'un seul coup, d'un seul élan, il se jeta en avant, tendit le bras, bouscula la table et me frappa sur l'oeil gauche. J'aurais dû recevoir son poing en plein sur le nez, mais un réflexe m'avait fait tourner la tête. Je partis en arrière et tombai de ma chaise.
« Arrêtez ! » cria Papa, mais Sam était déjà sur moi, assis sur moi, me bourrant les côtes de coups de poings.
J'avais mal, mais mes bras protégeaient ma tête. Sans avoir besoin d'y réfléchir, je savais que je devais protéger le plus important. Mais ça faisait mal.
Puis les coups s'arrêtèrent. Puis le poids de Sam sur mon ventre disparut.
« Mais tu vas te calmer, oui ? » cria Papa.
Je baissai les bras et m'assis. Papa tenait Sam par les cheveux, à plat ventre sur le carrelage, et lui pressait le visage sur le sol en lui répétant de se calmer. Mais mon frère, avec toute sa vigueur de futur colosse, ruait et gigotait en tout sens pour essayer de se libérer. Alors, de la main libre, Papa le gifla. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et Sam s'avoua vaincu, immobile.
« Bon, » dit Papa en se relevant. « Quand je vous disais ! T'es vraiment le plus taré des deux, » ajouta-t-il en allongeant un coup de pied dans la cuisse de Sam.
Il remit la table à sa place et se rassit.
J'étais choqué. Par la douleur, surtout celle qui m'entourait l’œil. Par la surprise, surtout, parce que je n'avais pas vu venir le coup. Avec tout ce que nous déballait Papa, c'est moi que Sam avait frappé. Moi. Quelle ironie...
Allongé sur le carrelage à l'endroit où Papa l'avait plaqué, Sam restait immobile. Je ne voyais pas son visage. J'entendais seulement un son ténu, comme un crissement. Puis il renifla et je compris qu'il pleurait.
« Alors, » dit Papa, « vous rappliquez ici ou il faut que je m'occupe de vos fesses ? »
Evitant de le regarder, je me relevai, relevai ma chaise et me rassis à ma place. Sam n'avait pas bougé.
« Faut que j'aille te chercher, Sam ? » demanda Papa de sa voix sourde et menaçante.
Sam ne répondit pas.
« Et toi, » dit-il en se tournant vers moi, « que ça m'étonnerait pas que t'aies asticoté ton frère. Pourquoi sinon qu'y t'aurait mis une droite ?
– J'ai rien fait, » dis-je.
« Eh ben, » répondit-il en m'allongeant une nouvelle calotte, « si t'as rien fait moi je crois que j'ai une Ferrari. »
Il n'y avait rien à faire. Seulement subir et baisser la tête. Les coups de mon frère m'avaient fait beaucoup plus mal que ça.
C'est surtout pour Sam que je m'en faisais. J'avais beau lui en vouloir pour les coups qu'il venait de m'infliger, je savais que Papa n'aurait pas longtemps la patience d'attendre qu'il vienne se rasseoir à table.
« Eh, ducon ! » dit Papa en lui donnant un coup de pied en aveugle, sous la table. « Faut-y qu'on appelle le SAMU ? »
Et de rire.
Papa aimait ses propres plaisanteries. Il n'avait besoin de personne pour s'en amuser.
Enfin, Sam se releva. Il renifla, s'essuya le nez et les yeux avec sa manche et se rassit.
Il avait les yeux rouges et l'air perdu. Sa colère avait fui.
« C'est pas trop tôt, » dit Papa. « Maintenant, t'arrêtes de chialer comme une gonzesse et tu restes là. T'écoutes. Et pis tu la fermes. Même si t'es que le fils taré de ta tarée de mère, t'as moyen de comprendre qu'est-ce que je dis. Compris ?
– Oui, » murmura Sam.
« Ta gueule ! Je t'ai dit de la fermer. »
Papa posa de nouveau le billet de cent au milieu de la table.
« Vous deux, » dit-il, « vous fermez vos petites gueules, pour l'instant. Pour le fric, on verra après. Mais pour l'instant, vous la bouclez. C'est moi que je parle et c'est tout. »
Un long silence. Les yeux dans le vague, baissés sur ses mains posés à plat sur la table, Sam ne regardait rien. Je le fixais, cherchais un signe de connivence, mais je ne pouvais attraper son regard. Quant à Papa, il devait chercher ses mots ou je ne sais quoi, et laissait ce moment durer comme une sorte de désert dont il aurait été le seul cactus.
« Voilà, » reprit-il enfin. « C'est pas facile de parler à ses fils, mais c'est qu'est-ce que je voudrais bien faire. Là. Maintenant. Qu'on soit débarrassés... Je crois bien que je vous ai jamais parlé comme que je vais le faire là. C'est parce que maintenant que vous êtes assez grands, ben y a des choses que ça vaut mieux que vous sachiez. Au cas où que vous entenderiez des menteries sur mon compte. Juste au cas. »
Il nous jeta un coup d’œil, tour à tour, mais il ne nous voyait pas. J'étais certain qu'il allait encore nous bassiner avec des histoires vieilles comme nos premières bagarres avec les mômes qui nous racontaient le pire à son sujet.
« Vous, vous savez rien. Même votre mère, elle voulait pas me croire. Alors, c'est pas des choses que je vais vous dire rien que pour faire du bruit avec ma bouche. C'est ma vie à moi. Et c'est pas du joli, j'aime autant vous dire tout de suite. Parce que y a de la vermine, dans le monde. Y a de la vermine, mais y en a pas beaucoup de pire que celle qu'est tombée sur le dos de votre père. Même que c'était y a longtemps mais ça me fait encore mal. Pis y a votre mère qui s'est barrée, à cause que tout le monde disait des trucs sur moi. Et ça, ça fait encore plus mal. »
Je ne sais pas ce que Papa s'imaginait. Qu'on avait vécu enfermés dans un placard pendant toutes ces années, peut-être ? Les problèmes qu'il avait eu avec tout le voisinage et le départ de Maman, on était évidemment au courant. On avait grandi avec, et tous les habitants du quartier ne nous avaient jamais laissés oublier.
« C'est le problème avec la petite Dubois, qu'a tout mis en branle. Même qu'avant ça, y avait jamais eu de problème. Pas qu'un seul. Même pas avec les Dubois. On les connaissait même pas, ces cons-là. On en avait jamais entendu parler. Tu parles qu'on connaissait des gens qu'habitaient de l'autre côté du Super U ! C'était même pas logique, qu'est-ce qu'y disaient les gendarmes. Vraiment, y en a qui manquent pas d'air... »
De l'histoire ancienne. Du réchauffé. La petite Dubois, on en avait eu notre dose.
« Je lui ai rien fait, à cette môme. Vous le croyez, ça ? Je lui ai rien fait du tout. Mais les gendarmes y zétaient sûrs de leur coup. Et à force de me poser la question... Je sais pas qu'est-ce qui m'a pris, les gars, mais j'ai dit que oui. Une fois. Une seule fois. Mais une fois, c'était trop. T'as beau dire que non après, dire que t'a menti ou que tu pensais à autre chose, eh ben, y te lâchent plus. C'est comme qui dirait comme si que tu cambrioles la mauvaise baraque : t'as le pitbull qui te chope le bras et après faut attendre que son maître y se pointe pour qu'y te lâche. Des vrais pitbulls, les bleus. Même qu'à la fin je savais plus qui c'est qu'avait raison et qui c'est qu'avait tort. »
Pas difficile à imaginer : avec nous non plus, tu sais pas voir que tu te plantes...
« Mais le début du début de toute cette histoire, ben je vais vous dire : c'est la petite qu'avait menti. Je sais pas pourquoi qu'elle avait menti, mais elle avait menti. Pis pas qu'un peu ! Je la connaissais même pas, cette petite conne. Si ça se trouve, je l'avais jamais vue... Parce que y en a, de la greluche, au Super U. Y en a plein, et de la jeune, de la jolie, de la maquillée comme les grandes, de la fringuée à choper la pneumonie en plein hiver. Y en a plein, et y avait sûrement la petite Dubois dans le tas. Mais je la connaissais pas. »
Nous non plus. Pas plus que la famille Dubois, qui avait quitté le quartier. Mais les crachats et les bagarres sans fin, ça, on connaissait, Sam et moi.
« Je savais pas qu'est-ce que les flics voulaient. Y m'ont chopé au PMU du centre commercial et hop, directement à me poser leurs questions, entre quatre zyeux. Pas eu le temps de dire ouf. Je savais même pas qu'elle disait qu'on l'avait attaquée. Comment que tu voulais que j'avoue, moi, si je savais même pas qu'est-ce que je devais avouer ? Alors je l'ai fermée. Ils ont eu peau de balle. »
Et alors, comment tu as fait pour avouer quand même ?
« Mais après, quand qu'y zen ont eu marre d'attendre sûrement, ils ont commencé à me dire des trucs. Des trucs dégueulasses. Des trucs que la petite elle leur avait dit, je pense. Des trucs qu'y voulaient que je dise, comme si que je les aurais faits, quoi. »
Comme si je les avais faits, Papa. Avais.
« C'est comme ça qu'y m'ont baisé, les salauds. Y m'ont dit tout ces trucs, pis y zont attendu que ça me travaille un peu. C'est ça qu'y zont dit : que ça me travaille un peu en attendant que je réfléchisse à qu'est-ce que j'avais fait. Comment qu'y s'en foutaient que j'avais rien fait ! C'était une erreur de justice, dès que ça avait pas encore commencé.
« Y a des trucs, dans la vie, que tu croirais pas que ça peut arriver. Les flics, y sont comme tout le monde : y en a des qui sont cons et des qui sont sympas, et quand que tu tombes sur des cons, ton affaire elle est faite avant que t'aies le temps de t'en rendre compte.
« Je sais pas si c'est juste ce qu'elle leur avait dit, la petite, remarquez, mais c'était des horreurs. La main dans sa culotte et le foulard serré autour de son cou, ça c'est que des trucs que j'aurais jamais fait. Je vais vous dire, même que je l'aurais jamais fait à votre mère, alors...
« J'ai jamais fait de mal à une femme. C'est qu'est-ce que je leur ai dit, aux bleus. J'ai jamais fait de mal à un gosse non plus. Les calottes, ça compte pas, c'est juste pour te les faire tenir tranquille quand qu'y veulent pas écouter. C'est pas de la violence, ça, c'est de la discipline. Vous en avez pris, pis votre mère aussi, et les filles, mais venez pas me dire que ça vous a fait mal. C'est pas pour faire mal, c'est rien que pour que vous vous tenez tranquille quand c'est le moment que vous vous tenez tranquille. Faut pas confondre avec de la violence.
« Mais j'en avais marre de leur dire cent fois qu'est-ce que j'avais pas fait. J'en avais tellement marre que j'étais super fatigué. Que je commençais à voir des trucs sur les murs, pis sur leurs tronches. Y zavaient tous la même, de tronche. J'arrivais même plus à ouvrir les yeux. Mais y me laissaient pas tranquille. Y revenaient me voir dès que je posais la tête sur la table pour dormir. J'avais besoin de dormir, mais eux y voulaient pas que je dorme. Y tapaient dans les pieds de ma chaise, y bougeaient la table, y zéteignaient la lumière et pis y la rallumaient, comme ça, pour rien. Un coup y parlaient fort, pis juste après j'entendais plus rien, y parlaient tout bas, pis y se remettaient à gueuler. J'avais mal au crâne tellement que j'étais fatigué.
« Y voulaient que j'avoue qu'est-ce que j'avais fait. Y voulaient juste que j'avoue, qu'y disaient, comme ça je pourrais dormir pis eux y pourraient faire leur boulot. Tu parles d'un boulot, dis ! Les sales cons... »
J'avais rarement vu Papa dans cet état. Je l'avais rarement entendu parler de cette manière, mais encore plus rarement faire cette tête-là. On aurait dit qu'il allait se mettre à chialer, là, sous nos yeux. Connaissant ses habitudes de jouer les fiers et de chercher la bagarre dès qu'il avait l'impression qu'on lui manquait de respect, c'était nouveau.
Et je ne savais pas comment réagir.
Je regardais Sam, mais il examinait ses mains sans bouger, sans jamais regarder ailleurs. Pas moyen de savoir ce qu'il pensait.
« Alors j'ai dit que oui, » reprit Papa, « que j'avais fait tout ce que la petite elle disait sur moi. Comme ça je dormirais et on y verrait plus clair demain.
« Sauf que, au lieu de la fin, ça c'était que le début de la fin... »
Il avait les yeux brillants. Je n'en revenais pas. Mon dur à cuire de père se mettait à partir en eau ! J'avais envie de crier au secours, d'appeler Sam, qu'il me dise ce qu'il fallait faire. Mais lui, il ne regardait rien d'autre que ses mains. Rien d'autre.
« D'abord, y m'ont pas laissé dormir. C'était rien que des salauds, et j'avais fait tout ça pour rien. D'abord, y zont voulu que je redise ce que j'avais fait. En détails, qu'y disaient : en long, en large et en travers. J'en pouvais plus. J'avais besoin de mes mains pour tenir ma tête et ma langue elle faisait deux fois sa taille de d'habitude. J'avais soif, y me donnaient de l'eau, mais ça me faisait rien. J'étais juste capable que de penser à dormir.
« Alors je leur ai reraconté tout ça. Toutes ces conneries que c'était eux qui les avaient inventées. Le foulard, la culotte et tout. Au point où que j'en étais, j'aurais dit n'importe quoi, que Lady Di c'était moi qui conduisais et qu'Elvis il était encore vivant. Mais bon, c'est pas ça qu'y voulaient que je dise. »
Le plus étonnant, peut-être, c'était que les larmes n'avaient pas coulé. Il en avait plein les yeux, mais elles n'avaient pas débordé. Et maintenant, elles avaient disparu.
Mais ça ne changeait rien. J'avais vu mon père pleurer. Presque pleurer. Je l'avais vu là, parler à cette table comme si sa vie avait été trop lourde à porter, ou bien trop nulle pour s'en souvenir... Enfin, des choses qui me venaient parfois à l'esprit, à moi aussi.
Et Sam, lui, n'avait rien vu. Il regardait toujours ses mains, sur le bord de la table, et son regard avait quelque chose de vague. Il n'était pas là, pas avec nous.
« Après, j'ai signé. Et pis j'ai pu dormir un coup. Pas longtemps, mais bordel ! Qu'est-ce que c'était bon... »
Papa avait enroulé le billet de cent francs autour de son majeur. Il le roulait et le déroulait, machinalement, et le papier monnaie avait fini par prendre le pli. S'il en enlevait son doigt, le billet ferait un petit rouleau sur la table.
Mais on était loin du billet et du jeu de cons du début.
« Seulement, après, c'est devenu comme si j'avais commis un crime. Je vous jure ! Y m'ont mis dans leur cage. Y m'ont enlevé mes lacets, que j'avais l'air d'un con avec mes pompes qui traînaient comme si que c'était des savates. Y m'ont donné à bouffer dans une gamelle en ferraille. Ça m'a rappelé l'armée, tiens. Pis y zont fini par m'emmener voir le juge. Y m'ont rendu mes lacets et y m'ont emmené voir le juge.
« C'est là que j'ai pris une claque : c'est quand que j'ai vu qu'y avait plein de gens devant la gendarmerie. C'étaient des journalistes, avec les micros, les caméras, les appareils-photo et tout ça. Et ça gueulait, ça gueulait ! Y voulaient la photo du monstre, sûrement : le monstre du Super U que j'étais devenu tout d'un coup. Tu parles d'un monstre ! Y a un des bleus qui m'a mis un blouson sur la tronche pour qu'on me voie pas. Mais bon, vu le temps qu'il avait mis avant de faire ça, les autres y zavaient eu tout le temps de reluquer ma bobine. Eh ben, peut-être qu'y zavaient fait exprès, les gendarmes. Peut-être. Pour qu'on voie bien qu'est-ce que ça avait comme gueule un monstre dans mon genre...
« Y m'ont poussé dans leur bagnole. J'y voyais rien avec ce putain de blouson, alors je me suis cogné le genou. Ça je m'en souviens. J'ai dérouillé salement. Pis on est parti. A fond la caisse, avec la sirène et tout le bastringue. Je me suis cogné la tête aussi, mais avec le blouson ça faisait moins mal que mon genou. »
Ce fameux genou-qui-me-fait-mal-depuis-que-les-bleus-y-m'ont-pris-pour-un-criminel, on le connaissait par cœur. Papa nous la ressortait régulièrement, comme un ancien taulard avec ses tatouages ou bien, je suppose, un ancien soldat avec ses blessures.
« Après, le juge, y m'a demandé qu'est-ce que j'avais fait à la petite Dubois. Ça, il a été déçu. J'y ai rien fait, que j'ai dit, c'est juste que je voulais dormir. Mais ce con-là, y voulait pas me croire. Y voulait pas lâcher le morceau. Alors ça a encore duré des plombes et des plombes. Mais ce coup-ci, j'ai pas avoué. Faut pas me prendre pour un con, non plus : je savais bien qu'avec ce gars-là, c'était pas pareil qu'avec les bleus. Je savais bien que fallait pas flancher. C'est qu'est-ce que je me disais pendant tout ce temps : va pas flancher, Guillaume, va pas lui donner une raison de t'envoyer en cabane...
« Et l'avocat, fallait voir ! Tu parles que ce gars-là, il était là pour moi... Y disait rien. Rien du tout. Que dalle. Nib. Y faisait que regarder le juge, ou bien sa montre, de temps en temps. C'était un avocat que tu payes pas pour, mais quand même. Vous le croyez, vous, que la justice c'est pareil pour tout le monde ? Eh ben, vaudrait mieux que vous arrêtez tout de suite. La justice, c'est comme tout : quand c'est gratos, c'est que de la merde. Ou alors, c'est qu'après y vont se démerder pour te vendre la collection complète.
« C'était peut-être bien mon avocat, mais y disait rien. Je finissais par croire que lui aussi, y voulait me mettre en cabane.
« Remarque, ça me faisait une raison en plus de pas dire des conneries, ce coup-ci. Alors j'ai encore moins rien dit. A l'avocat et au juge, pareil.
« Mais y m'a foutu en taule quand même. Quand c'est qu'il en a eu marre, hop, y m'a dit qu'il était déçu et hop, direct à la prison. Et rendez-vous le lendemain.
« Et pouf ! plus d'avocat. Même pas le temps de lui dire au revoir. Y devait avoir un restau à se faire avec ses potes. Ou bien une partie de golf, je sais pas. Y faisait que passer. Pas cher, ouais, mais pas bien utilisable non plus, hein !
« Moi, je croyais qu'y zallaient me ramener à la gendarmerie, les bleus. Mais non. Mauvaise surprise. Ce coup-ci, y m'ont collé au sous-sol, dans une autre cage. Et vas-y que je te pique tes lacets, comme qui dirait que c'était leur jeu préféré. Avec d'autres gars qu'avaient fait des conneries. J'avais rien compris, moi. Vous savez comment qu'y disent qu'y vont te mettre en cabane, les juges ? »
Papa posait la question dans le vide, sans nous regarder.
« Y disent écrouer, » reprit-il. « Ecrouer. Comme que si c'était une histoire de boulon. Je vais t'écrouer, pauvre con. C'est pas comme ça qu'il a dit, mais c'était ça que ça voulait dire. Je vais te foutre en taule pour que tu réfléchisses.
« Ça, c'était le comble ! Fallait que je réfléchisse à bien dire rien que les conneries que j'avais dit aux bleus. Alors que c'était à force de pas pouvoir réfléchir que j'avais dit ce qu'y voulaient que je dise. Y voulait que je mente, ce con-là, tellement y disait qu'y fallait que je la dise, la vérité. Y a vraiment des coups de pied au cul qui se perdent, moi je dis...
« J'avais dit que ça, la vérité. Sauf une fois. Je l'avais bien dit, que la petite, je la connaissais même pas. Que j'avais même pas envie de la connaître. Que sa culotte, elle pouvait se la mettre autour du cou, ça changerait rien de rien à qu'est-ce que j'avais pas fait. Mais là, c'était comme si que tout le monde avait oublié tout qu'est-ce que j'avais dit, tout à part quand que j'avais menti. »
Comme quoi, mon vieux, il faut toujours dire la vérité. A son papa, à sa maman, aux profs et aux flics. Quelle leçon !
« Et pis le soir, alors que nous on avait passé des plombes à se faire chier, y sont venus nous chercher. Moi, je me disais qu'y zallaient me ramener à la gendarmerie, au moins, que je puisse rien qu'un peu causer avec ma femme, pis peut-être aussi voir mes gosses. Mais non. Y nous ont tous mis dans leur panier à salade et hop, direction la taule. »
Jamais je n'avais entendu Papa parler aussi longtemps. Jamais non plus je ne l'avais entendu s'étendre comme ça sur les événements qui avaient marqué mes huit ans. Il avait gardé tout ça pour lui, des années durant. Ou il en avait parlé à ses copains les piliers de comptoir du Khédive, au centre commercial — mais ça, j'en doutais un peu.
Les dix sacs s'étaient changés en une avalanche de souvenirs. Je me demandais pourquoi, tout en l'écoutant avec plus d'attention que je ne pensais en avoir envers les paroles de mon vieux père rongé par sa vie de misère.
« Pas moyen de voir votre mère, ce soir-là. Je sais même pas si elle essayait, remarquez. En taule, c'est pas souvent l'opération portes ouvertes. C'est le parloir et pis rien d'autre. Et le parloir, c'est une fois par semaine. Le samedi. Quatorze à dix-sept. Et ce jour-là, c'était pas un samedi. Et c'était trop tard de toute façon.
« Y a jamais eu moyen de savoir si votre mère, elle avait essayé. De me voir, je veux dire. Après que les bleus y m'avaient emballé. Pas moyen. J'ai rien compris à qu'est-ce qu'elle m'a dit, après. Rien compris. Je crois bien que oui, mais je suis pas sûr de rien, comme qui dirait.
« En tout cas, elle pouvait pas. Même si elle aurait voulu, elle pouvait pas.
« Je me suis retrouvé dans la taule, à quatre dans une cellule où t'aurais pas la place de garer ta bécane, Sam. C'était trop petit, c'était trop moche, y faisait trop chaud, ça puait et c'était des gros cons. Y en a même un qui faisait peur. Vous savez bien comment que j'ai pas peur de grand monde, hein, les gars ? Eh ben y en avait un, là, pile juste dans ma cellule. Pas de bol.
« Alors j'ai mal dormi. Moi qu'étais crevé, j'ai à peine dormi. J'étais pas tranquille, c'est pour ça. C'était l'autre naze qui m'empêchait de dormir. La brute, là.
« Alors le lendemain, dans le bureau du juge, je vous raconte pas comment que je bâillais ! Toutes les deux minutes. Que j'avais pas la tête en face des trous, je vous jure. Et pis y avait l'autre, là, l'avocat, qui bougeait pas, qui disait rien, qui servait à rien quoi... Peut-être qu'il avait encore plus envie de dormir que moi. Peut-être qu'à force de travailler toute la journée pour rien, qu'y travaillait toute la nuit pour se faire ses ronds que fallait payer pour jouer au golf. Qu'est-ce que j'en savais donc, moi ?
« N'empêche que le juge, y bâillait pas, lui. Le voilà qu'essaie encore de me tirer comme qui dirait les vers du nez... Mais j'y ai rien dit. Rien. Alors y m'a renvoyé à la cave, encore une fois. Moi, je voyais bien qu'il était énervé, mais rien, j'ai rien dit. Juste que les flics y zavaient profité que j'étais fatigué. Ça se voyait bien qu'y voulait entendre autre chose, mais j'y ai rien dit. Même si y avait l'autre brute qui m'avait empêché de dormir tout ce que j'avais besoin, c'était quand même mieux qu'à la gendarmerie.
« Et hop, la cave et pis en fin de journée retour en taule. La même cellule. Les mêmes gars aussi, sauf celui qui faisait peur. Celui-là, y zavaient dû le mettre ailleurs. Alors ce coup-ci j'ai bien dormi. Alors le lendemain, j'ai même pas bâillé et le juge il a pas eu non plus qu'est-ce qu'y voulait. »
Mon père, ce héros... A se demander où et comment tu vas la finir, ton histoire.
En face de moi, Sam n'avait pas relevé une seule fois la tête. Il restait penché sur ses mains, voûté, le regard vide et vague. Je me demandais à quoi il pouvait penser, tandis que Papa nous racontait en détails la période la plus agitée de sa vie. Je me demandais s'il était aussi intrigué que moi par ce discours ininterrompu qui menaçait de durer des heures, alors que notre père avait d'ordinaire bien du mal à enfiler plus de deux ou trois phrases.
J'étais étonné. Et je voulais connaître la fin de l'histoire — même si cette fin, nous la connaissions.
« Et le lendemain, » continuait Papa, « pas de juge. C'était samedi. Parloir.
« Et votre mère, elle est venue au parloir. Putain, elle avait intérêt à venir, je vais vous dire ! Si qu'elle était pas venue, je sais pas qu'est-ce que j'aurais fait, mais ça aurait chauffé... Et moi, je crois que j'avais jamais eu autant de plaisir à voir quelqu'un que je connais.
« Sauf que c'est pas qu'est-ce que je voulais entendre, qu'est-ce qu'elle a dit. Ça non ! »
Papa se tut un moment. Il agitait la tête d'un air écœuré. Ses yeux brillaient à nouveau comme s'il allait pleurer.
Au bout d'un moment, Sam releva la tête et le regarda : « C'est tout ? »
Il s'ennuyait. J'en restai comme un idiot, incapable de formuler une pensée construite. Tandis que notre père se fendait du plus long récit qu'il nous ait jamais livré, mon frère s'ennuyait.
« Ta gueule, Sam ! » dis-je.
« Depuis quand tu me parles comme ça ? » répliqua-t-il en se levant à demi de sa chaise.
« Tais-toi. S'il te plaît.
– Je me tais si je veux. C'est pas toi qui... »
La main de Papa s'était levée sur Sam. Pas dans un geste menaçant, non, pas cette fois. Sa grande main aux doigts épais, il la tenait en l'air au-dessus de la table, comme dans un signe de paix, comme s'il nous demandait de cesser ces vaines disputes infantiles, tandis que son regard restait planté au milieu de la table, en-dessous.
Je me tus. Sam aussi, qui retourna tout à ses mains croisées sur le bord de la table.
Puis Papa reprit la parole : « Elle avait vu des trucs, à la télé. Elle voulait me parler de ça, et puis s'en aller. Et puis s'en aller, c'est qu'est-ce qu'elle disait, ouais. S'en aller... Je pouvais pas comprendre, moi.
« Elle m'avait vu, aux infos. Vous vous rendez compte, les gars ? J'étais une vedette comme qu'on en parle au vingt-heures, y paraît ! Tu parles que je m'en serais bien passé, de faire la star comme ça...
« Elle m'avait vu, et pis elle avait entendu ce qu'on disait de moi. Les gars de la télé, y zavaient pas fait dans le napperon, je vais vous dire. Y disaient carrément tout : que je l'avais violée, la petite, et pis que j'avais essayé de la tuer. Et ça, c'était ma femme qui venait me le dire, au parloir, comme ça ? Merde alors ! »
Papa était vraiment scandalisé. Pas courant, pour lui. Il en fallait de belles, habituellement, pour lui arracher ce genre de réaction.
« Et après, qu'est-ce que vous me donnez ? Elle avait pas fini de me mettre le nez dedans, ça non ! Après, elle me dit : J'ai qu'une question à te poser.
« Une seule question, voilà. C'était tout ce qu'elle voulait, me poser une question. Bonjour et comment tu vas et un bécot sur la bouche et des fringues propres, ça non. Elle voulait seulement me poser une question.
« Y aurait eu de quoi rire, tenez : les jours de semaine c'était le juge, et le week-end c'était ta femme. Tout le monde en train de te demander de dire que t'as fait qu'est-ce que t'as pas fait, y avait de quoi devenir dingue !
« Ouais, c'était ça, la question : Est-ce que c'est vrai tout le mal que t'as fait à cette fille ? »
Nouvelle pause. Gros soupir. Je me surpris à retenir mon souffle.
« Je crois que ça m'a mis en colère, » reprit Papa d'une voix sourde. « Pas la colère de d'habitude, non, une autre colère, comme si qu'elle venait du fond de moi, là où que tu caches tout ce qui te fait mal, tu sais, quand t'es juste qu'un môme et qu'on t'a piqué tes jouets. Pas de la colère de qu'est-ce qui t'emmerde sur le moment, plutôt de la colère du fond de toi, du fond d'où tu sais pas qu'est-ce qui se cache parce que t'as oublié depuis. Pis parce que vaut mieux pas que tu te souviennes, d'abord.
« C'était pas de la colère qu'explose. C'était de la colère qui fume... Ouais, de la colère qui fume, vachement noire et vachement pas respirable.
« Et pis, comme c'était pas de la colère qu'explose, ben, j'ai fermé ma gueule. Je l'ai fermée, dur de dur. J'ai juste dit qu'elle devrait savoir, que c'était pas par hasard qu'on était mariés, qu'elle avait qu'à regarder dans son cœur. Toutes ces conneries. »
Je me demandais bien ce qu'elle avait pu y voir, dans son cœur. Et je me demandais aussi ce que j'y verrais, moi, si je me demandais quelque chose à propos de Papa. A cet instant-là, je ne savais pas du tout ce que je pourrais y trouver.
« Et elle a dit quoi ? » demandai-je.
« Attends, » répondit Papa en se tournant vers moi. « J'essaie de me souvenir. »
J'attendis. Un moment aussi long que me le permettait ma patience à bout. Mais ça ne dura peut-être en fait que quelques secondes.
« Je sais pas ce qu'elle a dit. Je me souviens plus. Désolé... Mais je sais bien qu'est-ce que ça voulait dire.
« Ça voulait dire qu'elle me croyait pas. Qu'elle croyait les gars de la télé, de la radio, des journaux et tout ça, ceux-là qui disaient que j'avais fait des trucs à la petite. Elle les croyait, ces salauds-là, et pas moi.
« Alors, la fumée de la colère, elle m'a étouffé. Et pis je crois bien que j'ai plus jamais respiré depuis. »
J'avais huit ans. Je ne me souvenais pas de tout.
« Après, votre mère elle est repartie et les gardiens y m'ont ramené à la cellule, avec les deux autres gars. Je me suis allongé sur ma couchette et je suis resté comme ça à regarder le plafond. Pendant des heures. »
J'avais deux sœurs, un frère, une mère, un père. Et puis, soudain, tout avait été coupé en deux : je n'avais plus qu'un frère et un père. Plus de mère, plus de sœurs. Plus de famille — juste une coupure.
« Le dimanche, pas de parloir. Mais de toute façon, j'avais pas envie de la voir. J'étais dans la fumée. Jusqu'au cou. »
Elle nous avait emmenés chez Papou et Mamou. Tous les quatre. Puis elle s'était disputée avec eux.
« Et le lundi, pas de juge. Y m'ont laissé à pourrir avec les trois autres. Y zavaient remplacé celui qui faisait peur par un autre qui se cognait la tête dans la ferraille du lit. Pas plus pratique pour dormir, comme qui dirait. A la promenade, j'ai respiré. Mais ça dure rien qu'une heure, la promenade, pis c'est juste qu'à rien foutre dans une cour en béton. Le reste de la journée, y avait que la cantine pour que tu te dises que le temps passe.
« Ouais, y passait, le temps. Mais pas la fumée. J'étais dans une rogne que j'aurais pas cru que ça existait. »
Elle avait dit : Faut pas vous inquiéter, les garçons, Papou et Mamou vont s'occuper de vous. Et elle était repartie avec les filles seulement.
« Et le mardi, pas de juge non plus. C'était presque qu'y me manquait, tiens ! Presque. Comme si que j'aimais bien aller le voir. Comme ça, je pouvais dire à quelqu'un que j'étais comme qui dirait innocent.
« Et pis les bleus sont venus me chercher. »
Après, Mamou nous avait fait des crêpes. On ne l'avait jamais vue aussi joyeuse. C'était du flan, mais elle jouait assez bien la comédie.
« Y tiraient une de ces gueules, je vous dis pas. Y m'ont pas dit où qu'on allait, ni rien. Y m'ont juste fait monter dans leur bagnole et hop, roule ma poule... Je vous jure que j'étais pas fier, quand j'ai vu qu'y zallaient pas en ville. Je les voyais déjà en train de me relâcher dans les bois pis de me tirer dessus après, comme si que ça serait une tentative d'évasion ou quelque chose dans le genre.
« Mais y m'ont juste ramené à la gendarmerie. Ici, quoi. »
Sam ne voulait pas marcher dans la combine. Il n'arrêtait pas de demander pourquoi Maman était repartie avec les filles. Mamou ne lui répondait pas, elle préférait s'occuper des crêpes. Papou, il était parti s'enfermer dans la cave avec ses outils et ses bouts de bois. Il ne restait que moi, mais j'avais faim et je savais que Mamou mettrait du Nutella dans mes crêpes, pas comme Maman.
« Et après, démerde-toi. T'es libre, y m'ont dit, y a pas de charges contre toi. C'est qu'est-ce qu'y disent quand finalement t'as pas fait de connerie : pas de charges. Ça tombait bien, remarquez, parce que j'en avais plein le dos, comme qui dirait.
« Y m'ont juste dit : T'es libre. Et pis aussi, un peu avant : La petite est revenue sur ses déclarations. C'est tout.
« Alors, je me suis barré. Y m'ont pas proposé de me ramener, les bleus. Alors, j'ai fait le chemin à pied jusqu'à la maison. Ça m'a fait du bien de marcher. Je voulais voir personne. J'avais la patate comme ça, que ça aurait mal fini si quelqu'un serait venu me chercher des noises dans la tête. Je me disais que ce soir, j'allais bien dormir, sans ce con qui taperait sur le bord du plumard avec sa tête de bois. »
Après les crêpes, Mamou avait allumé la télévision. On s'était assis à côté d'elle, bien serrés contre elle. Et puis, Sam avait commencé à pleurer. Sans faire de bruit. Tout doucement. Il avait dix ans, lui, et il avait commencé à comprendre que les adultes ne disent pas que la vérité. Moi, j'avais du chagrin pour mon frère, mais j'aimais bien aussi regarder les gens qui jouaient à faire tourner une roue sur l'écran pour gagner de l'argent.
« Quand je suis arrivé ici, personne. Enfin, si : encore des cons de journalistes avec les micros, les caméras, les appareils-photo, qui gueulaient comme si que j'étais sourd. Je te me les aurais bien pris un par un, ces salauds, mais y zétaient trop nombreux. Et pis je voulais pas que les bleus y reviennent s'occuper de mon cas. Alors j'ai fermé ma gueule, j'ai juste fait un bras d'honneur et je suis rentré.
« Et y avait personne. »
Mamou nous serrait fort contre elle, chacun d'un côté. Au bout d'un moment, Sam a arrêté de pleurer. Il s'était endormi, son pouce dans la bouche. Il disait qu'il n'était plus un bébé, mais je savais, moi, qu'il suçait encore son pouce en cachette.
« Y avait un mot de votre mère, sur la table. Quand même. Elle disait qu'elle vous avait tous emmenés chez mes parents.
« Alors je suis ressorti, j'ai fait un autre bras d'honneur aux merdeux qui se les gelaient devant la maison, pis je suis allé chez Papou et Mamou. »
Je ne sais pas combien de temps on est resté comme ça, serrés, tous les trois. De temps en temps, Mamou murmurait des mots doux. Des mes petits chéris, des mes amours, des mes petits anges. Et puis des vous inquiétez pas, on va prendre soin de vous. C'était ma grand-mère préférée.
« Il a quand même fallu que je retourne à pied jusqu'au centre commercial, pour récupérer ma bagnole. Et tout du long du chemin, qu'est-ce que je me disais, c'était : pourvu qu'elle me l'a pas piquée, en plus. Je pouvais rien me dire d'autre. Je pouvais pas m'en empêcher. Comme si que y avait que ça dans ma tête qui trouvait le chemin pour que je save qu'est-ce que je pensais. »
Au bout d'un moment, Papou était remonté de la cave. Il avait son air sérieux, son air buté, celui des moments où on lui avait dit quelque chose de désagréable, qu'il ne parvenait pas à avaler et laisser enfin passer. C'était mon Papou sérieux, mon Papou fermé, mon Papou coincé. Pas celui que je préférais.
Puis Papa était arrivé.
« Qu'est-ce que je pensais, je vais vous dire, moi : qu'est-ce que je pensais, c'est que votre mère elle avait intérêt à se tenir. J'avais pas passé tout ce temps de con en cabane pour qu'elle vienne me les casser après, Papou et Mamou ou pas Papou et Mamou. Les bleus y m'avaient laissé partir, et pis c'était pas pour rien. Ça voulait dire que les merdeux avec leurs caméras, y zavaient dit des saloperies sur moi qu'y zavaient pas le droit de les dire, d'abord. Et pis ça voulait dire que ma femme, elle avait intérêt à reconnaître qu'elle avait tort. Sans quoi que je me laisserai pas faire, je me disais, sans quoi qu'elle va la sentir passer, celle-là.
« J'ai récupéré ma tire, qu'elle avait pas bougé de devant le PMU, même pas une rayure ou un pneu crevé, pis je suis allé chez mes vieux. Quand même, j'étais content de vous retrouver, les mômes. Et ma femme aussi, si qu'est-ce qu'elle avait dit c'était sous le coup de la colère. Vous savez bien que je suis pas un rancunier, hein ?
« Mais ma femme, elle était pas là. »
J'avais huit ans. Evidemment, je me suis précipité vers lui. Je lui ai sauté au cou. Mais il était obnubilé par une seule chose : où était Maman.
« Ça c'est sûr que j'étais content de vous revoir, les gars. Mais après les papouilles, les bisous et tous ces trucs qui collent, j'ai juste demandé à voir ma femme.
« C'est là que les choses se sont gâtées, évidemment. Vous étiez là, alors vous vous souvenez. »
Pas de papouilles, pas de bisous. Ça non, je ne les avais pas vus s'il y en avait eu. Papa m'avait à peine regardé et il avait dit à Papou : où c'est qu'elle se cache, ma grosse ? J'ai deux mots à lui dire. Il était rouge et je savais bien qu'il était en colère, mais j'étais aussi content de le revoir. Pas comme Sam, qui était resté sur le canapé, devant la télévision.
« Pas de femme. Plus de femme.
« Ma mère, elle a dit : Elle est plus là. Elle a dit qu'elle partait, et puis elle a emmené les filles.
« Ça m'a scié les pattes, ça. Carrément.
« Je me suis assis dans la salle à manger. Et pis j'ai dit : Eh ben, elle a qu'à faire ce qu'elle veut, si c'est ça qu'est-ce qu'elle veut. Bon débarras. Faut pas me prendre pour un con, non plus. Si je suis pas assez bien pour elle, eh ben elle a qu'à s'en trouver un autre, un pigeon comme moi. »
Quand Mamou lui avait annoncé la mauvaise nouvelle, Papa l'avait regardée comme si elle venait de faire une plaisanterie qu'il ne parvenait pas à comprendre. Des secondes. Puis il était tombé à genoux.
Debout, avait dit Papou de sa grosse voix grave. T'as pas le droit de pleurer devant tes enfants, Guillaume.
Alors, il s'était relevé et il s'était assis sur une des grosses chaises sculptées de la salle à manger, là où on mangeait quand les grands-parents nous invitaient, deux ou trois fois par an.
Papou est resté debout, de l'autre côté de la table, et Mamou a proposé un café. Vu que c'était à peu près l'heure du dîner, je crois qu'elle avait du mal à gérer la situation, elle aussi.
« Et pis après, c'est mes parents qu'y zont commencé à me casser les bonbons... »
Papou avait regardé Mamou de travers, et elle s'était réfugiée dans la cuisine. Je rejoignis Sam devant la télévision, mais j'essayais surtout d'entendre ce que Papou disait à Papa.
On a besoin de savoir, ta mère et moi. On a besoin de savoir qu'est-ce que t'as fait, mon gars. Comme qui dirait, ça nous ferait du bien de savoir. C'est ça, ce que disait Papou. Je n'entendais pas très bien, mais je pouvais reconstituer ce qui m'échappait sans trop de risque de me tromper.
Ils avaient besoin de savoir. Ou au moins Papou. Savoir si son fils lui avait fait l'affront de trahir toute son éducation avec une jeune fille encore mineure.
« Eux non plus, y me croyaient pas. Mais j'étais leur fils, alors ça la foutait mal. Comme qui dirait qu'y pouvaient pas me quitter, eux, qu'y pouvaient rien changer à que j'étais leur fils. Et y zétaient bien emmerdés, je vais vous dire ! »
Sam regardait la télé. Il ne regardait que la télé. Il avait le regard vissé aux publicités. Comme s'il n'y avait rien de plus passionnant, de plus important au monde.
Et moi, je tendais l'oreille.
J'ai rien fait, a dit Papa. J'ai rien fait du tout.
– Et c'est peut-être parce que t'as rien fait qu'y t'ont mis au ballon, les roussins ? Ben voyons...
– C'est pas qu'est-ce que tu crois. Y se sont gourés.
Papou et Papa parlaient comme ça, ou à peu près. Et je n'arrivais pas à comprendre pourquoi, comment ils pouvaient ne pas être d'accord.
Quand Papou disait quelque chose, c'était vrai. C'était comme ça.
Mais quand Papa disait quelque chose, c'était pareil.
Alors, comment pouvaient-ils dire des choses différentes ?
« Et finalement, y a de quoi rigoler : c'est ces cons-là de la télé qui m'ont sauvé la mise. Incroyable... »
Après la pub, le journal de vingt heures. Et en vedettes du journal de vingt heures, la petite Dubois et mon père ! Le gars qui présentait disait qu'on avait remis le suspect en liberté, avant d'annoncer les autres titres de l'actualité.
Le suspect, c'était Papa. On le voyait pendant trois secondes, qui sortait de la gendarmerie avant qu'un des gendarmes lui mette son blouson sur la tête.
Papou me dit d'aller chercher Mamou, pour qu'elle écoute aussi ce que disait la télévision.
Dans sa cuisine, Mamou pleurait. Elle essayait de reprendre ses esprits, mais elle ne parvenait qu'à changer de place les casseroles, ouvrir le frigo sans rien prendre dedans et sortir de la vaisselle pour au moins seize personnes. Elle ne savait plus où elle en était et ça me faisait de la peine, du haut de mes huit ans.
Je lui dis que Papou la demandait dans la salle, et on arriva juste pour le début du reportage.
« Vous vous souvenez de ça, les gars ?
– Oui, » dis-je. « J'avais que huit ans, mais j'oublierai jamais. »
Sam, lui, continuait de regarder ses poings. Il n'avait pas entendu la question. Comme s'il n'en avait rien à faire, de cette question.
Pourtant, c'était lui qui regardait la télévision avec le plus d'attention, ce soir-là, chez Papou et Mamou.
Le présentateur disait que le suspect avait été libéré. Que rien ne prouvait qu'il ait été l'agresseur de la petite. Et qu'elle avait peut-être menti à ses parents, avant que la police ne se charge de l'affaire.
Puis on voyait une interview de l'avocat de Papa, qui disait que son client allait demander réparation pour le préjudice.
« Y avait même ce putain d'avocat, » reprit Papa. « Y faisait la vedette à la télé, comme si qu'il avait été vachement bon et que j'aurais été vachement content de lui. Tu te souviens de ça ?
– Oui, Papa.
– Comment je te l'ai jeté, ce connard, quand qu'il est revenu me voir à la maison, après ! Comment que je lui ai dit que je le prenais pour une grosse merde ! C'est quand même pas permis, des gens comme ça... »
Mamou s'accroupit et me prit dans ses bras. Elle me serra tellement fort que je ne pouvais pas respirer, tout en me couvrant les joues et le front de bisous baveux, en criant : Je t'avais bien dit que ça s'arrangerait, je t'avais bien dit, petit Pierre !
Papou, lui, avait eu besoin de s'asseoir. Il s'était installé en face de Papa, qui restait où il était avec un grand sourire sur la figure.
Je vous avais bien dit ! répétait-il sans arrêt.
« C'est comme ça que ça s'est fini, les gars. Et y avait rien à dire de plus. Rien de rien. »
Oh si ! il y avait tant à dire encore... Si Papa pouvait en rester là de son récit, moi, je ne pouvais cesser brutalement de penser à ce que nous avions vécu ce soir-là. Et ensuite.
Ensuite, Papa avait exigé de Mamou qu'elle lui répète les paroles de Maman. Elle l'avait fait, mais en oubliant ce qui risquait le plus de le faire sortir de ses gonds.
Mais maintenant, avait-elle conclu, c'est plus la peine de t'en faire, mon petit : elle va revenir, pisque t'as rien fait.
Mais Maman n'était pas revenue.
« Et voilà, » dit Papa en secouant la tête comme pour s'ébrouer. « C'est tout.
– Et le bifton de cent ? » demanda Sam.
La fin des confidences de Papa l'avait réveillé. Mais il ne regardait que l'argent, rien d'autre.
Papa regarda le billet enroulé autour de son doigt.
« Alors ? » insista Sam.
Papa leva les mains, paume en bas, et les abaissa plusieurs fois vers la table, comme pour demander le silence, le calme, la réflexion. Il regardait devant lui, sans sourire ni rien, presque impassible.
« Bon, » dit-il enfin. « Dans un sens, c'est toi qui l'as gagné, Sam.
– Ouais, je crois aussi.
– Laisse-moi finir... Parce que, dans un autre sens, c'est plutôt Pierrot qui devrait l'avoir.
– Comment ça ? » s'exclama mon frère.
« Eh ben, tu m'as au moins dit que t'en avais besoin. Pis c'est pas le cas de ton frangin. Mais lui, y m'a écouté, quand que je parlais. Et ça c'est pas ton cas, Sam. Toi, t'as rien écouté.
– Si !
– Tais-toi quand je te dis que non. Viens pas me la faire, mon petit gars, j'ai bien vu que tu roupillais.
– Je dormais pas.
– Si. Un peu quand même.
– Nan.
– Tais-toi un peu, mon gars. C'est comme ça et c'est pas autrement. Donc, maintenant, y a plus qu'à dire à qui que je le donne, ce putain de bifton... Et pis, j'en ai plein mes bottes, de cette histoire. Alors bon, moi je pense que j'ai trouvé la solution. »
Ses deux mains se rapprochèrent, se rejoignirent au milieu du billet.
« Ça sera mieux comme ça, » dit-il à mi-voix. « Pour vous deux... »
Et il le déchira par le milieu.
« Et pis pour moi aussi. »
Sam roulait des yeux médusés. Et je n'étais pas moins surpris que lui.
« Voilà, » reprit Papa en nous tendant chacun une des moitiés. « Vous avez plus qu'à vous entendre entre vous. Je veux plus en entendre parler.
– Mais on peut rien foutre avec la moitié d'un billet comme ça, » gémit Sam.
« Nan. Mais je suis sûr que vous allez trouver une solution. Vous êtes quand même des frangins, les gars. De la même famille, et tout. Ça devrait vous donner l'envie de vous arranger, ça. Non ? »