L'enfant-loup

Chants | Matthieu Rialland | 12 octobre 2003

Te souviens-tu de ces nuages qui pesaient sur l’horizon, rétrécissant le monde et les hommes ? Te souviens-tu que j’ai posé la main sur ton ventre, et qu’il m’a donné des coups de poing ? Te souviens-tu que nous étions heureux et inquiets ?

Il faisait froid. A peine émergeait-il des forêts d’orient que le soleil rougissait déjà.

Dans les bassins, l’eau avait gelé. Dessous, les murènes attendaient leur heure. Dans le palais soufflaient des courants d’air acides. Seule ta couche, fourrures et soieries, était un endroit propice à l’abandon. Beaucoup de nos esclaves s’étaient enfuis, ne restaient que les estropiés, mutilés par les chiens au moment de manquer leur évasion. De ceux-là il fallait se méfier, et les traiter durement.

La nuit était deux fois plus longue que le jour, l’hiver deux fois plus long que l’été. Tu avais froid.

Ton ventre grossissait et nous faisions l’amour. Je te laissais dormir et m’en allais chasser. Je tuais l’ours et le loup d’une flèche en plein coeur. Les chiens se nourrissaient, puis les esclaves. Je te ramenais la langue et les yeux.

L’enfant que tu portais digérait ta vie et ne se décidait pas à naître. Tu avais de plus en plus froid. J’aurais voulu t’offrir diadèmes, perles et pendants d’oreilles, mais j’étais un pauvre seigneur. Dans le creux des collines, il ne restait rien à piller, seulement des cadavres gelés.

La vie te quittait lentement. Mon fils prodigue, héritier des cent noms de ma maison comme de ma renommée, tuait à petit feu mon épouse idéale.

Je m’en allai combattre les dragons du pôle… Mais il n’en restait qu’un, et c’était un vieux dragon presque aveugle. Je le décapitai, mes chiens léchèrent ses larmes dans la neige. Cent esclaves moururent sous la charge, ramenant chez moi ses joyaux et ses livres runiques. Ils crevèrent, et je ramenai en mon palais le dernier des plus grands trésors.

La vie t’avait quittée depuis longtemps déjà. Un enfant monstrueux t’avait dévoré les entrailles, et il courait dans la forêt avec des hordes de loups. Il était muet. Et il avait les mêmes crocs que moi.

Ses compagnons noirs ont tué mes chiens. J’attends maintenant qu’il vienne, qu’on en finisse… Je te retrouverai bientôt, il sait que j’y suis résigné.