L'oeil d'or

Chants | Matthieu Rialland | 22 février 2004

L’ombre d’un homme chevauchait le dragon. Un éclair d’or zébra le ciel, une aile pourpre et des naseaux fumants. Dans l’œil à facettes du monstre, une gemme maligne, se reflétaient sans nombre le visage et la main d’un vieillard égaré. L’ombre d’un homme chevauchait le dragon.

Un chariot de mille tonneaux, sur les pavés disjoints de la voie royale, emportait à Merveille cent vierges et leurs gardiens, sommeillant dans les voiles d’un seul songe prometteur. Des chevaux à vapeur et des légions d’esclaves ouvraient la route et, sous le joug, peinaient à le freiner dans les descentes. A l’étape, une ville de tentes et de rondins naissait à l’endroit même où s’asseyait la guenon du chef de convoi. L’animal s’endormait en jouant aux dominos, et les jolis rubans de son costume finissaient souillés dans la boue. Une ville d’attente et de tumulte naissait à l’orée de la nuit, entrechoquait les mille rêves d’une Merveille à nulle autre pareille. Le chariot-montagne gisait sur le flanc, jusqu’au matin des aboiements des chiens, sur la voie royale.

Dans le ciel de Merveille, cité des astres morts et des demi-lunes, le chant des oiseaux et des femmes au lavoir s’était tu. Etait passée sur le matin l’aile d’une cape pourpre. On avait aveuglé l’œil d’or surmontant le portail du palais. Les rues désertes résonnaient encore du pas et du fer de la canne d’un prince à demi fou, ce vieillard qu’aucun autre n’avait su chasser avant de périr sous ses coups.

On attendait cent vierges pour le soir. Merveille la merveille résonnerait des cris et de la honte des cent vieilles chassées du palais. On brûlerait un vaisseau gigantesque, à l’entrée de la voie royale. Il y aurait beuverie, festin, course de chevaux à vapeur.

Dans la foule endiablée, une guenon haute de deux pieds jetterait son chapeau à rubans et saluerait une dernière fois. On la trouverait morte sur la rosée du matin, la tête arrachée et les quatre poings fermés. En dépliant ses doigts, s’il y songeait seulement au creux de son chagrin, le chef du convoi arrivé la veille ferait fortune : il trouverait quatre pépites, quatre yeux d’or aveuglés par la volonté d’un singe.

- Dragon nous vous nommons, mon prince, serait-il dit au maître de Merveille, car il faut être un brave et un puissant seigneur pour gouverner la ville. Et parce qu’il est dit que les dragons n’aiment à dévorer que de vibrantes vierges, quand ils s’en vont dormir un siècle entier couchés sur leurs joyaux…

L’ombre d’un homme chevauchait le dragon.