L'ours et le singe

De sable armé de gueules | LeMat | 1er novembre 2004

Il était une fois un ours, un grand bel ours brun, haut de sept pieds quand il se dressait de toute sa hauteur sur les pattes arrières. Mais cela lui arrivait de moins en moins souvent, tant le poids de ses chaînes avait miné chez lui tout courage et tout esprit de rébellion. Car sous les chaînes, soigneusement muselé et les griffes rognées, l’ours n’était plus que l’ombre de lui-même.

Le bel ours que voilà gagnait sa pitance et celle de son maître sur les places, aux portes des églises ou sur les champs de foire. Un anneau dans le nez, dépossédé de tout moyen de se défendre, il devait danser sur la musique débile d’un fifre aux aigus agaçants, stimulé par les coups de gueule et de trique d’un mauvais maître. Cependant, en son coeur, croissait et grandissait la haine, nourrie chaque jour par celui qui se croyait en mesure de tenir toujours l’ours sous son emprise.

Or, il advint qu’un jour, au milieu d’un rassemblement de forains, le montreur d’ours rencontra un dresseur de singes, homme aussi peu civil que lui, mais qui gagnait sa vie en bourrant de sucrerie un petit marmouset futé.

C’était son seul spectacle, que d’envoyer dans la foule le petit animal, dressé à soulever les chapeaux des messieurs et à s’introduire dans le décolleté des dames. Autant dire qu’il vivait encore plus chichement que le montreur d’ours. Car bien qu’il fût adorable, le spectacle d’un singe savant lassait bien plus vite que celui d’un grand fauve, aussi contraint et inoffensif fût-il.

Confrères de la route et de la quête, les deux hommes s’attablèrent pour fêter leur rencontre et discuter sans fin des mérites respectifs d’un singe d’une livre et d’un ours d’une demi-tonne. Il discutèrent, discutèrent, et s’entendirent finalement pour cheminer ensemble pendant quelques semaines.

Et pour fêter leur accord, ils burent encore, comme des trous, au point de tomber ivres-morts au pied même du banc qui les avait vu trinquer.

Or, pendant que tirait en longueur la beuverie des deux nouveaux associés, l’ours et le marmouset avaient entrepris de faire connaissance. Des divers moyens dont ils tiraient leur existence, ils avaient vite fait le tour. Mais la manière par laquelle leurs maîtres respectifs les tenaient, cela les entraîna dans un long débat, si long qu’ils virent à peine les deux hommes s’engourdir d’alcool et s’endormir à grands ronflements d’ivrognes.

Quoi qu’il en soit, l’ursidé enchaîné avait si bien parlé de sa misérable condition et des mauvais traitements que lui infligeait son indigne dresseur, que le singe avait fini par le prendre en pitié. Aussi, de fil en aiguille, l’ours persuada-t-il le singe de remédier à son malheur et obtint qu’il le libérât.

Alors, à peine tombé le cadenas qui retenait ses chaînes, par la grâce de la clé volée par le singe dans la bourse du montreur d’ours, le fauve enfin déchaîné se jeta sur son maître et, dans toute sa sauvagerie retrouvée, le réduisit en charpie.

Mais il est difficile de commettre pareil massacre sans attirer l’attention. Aussi le dresseur de singe, bien qu’il eût absorbé presque autant de boisson que son compagnon, émergea-t-il de son coma pour découvrir la bête énorme affairée à déchirer des crocs et des griffes le corps mutilé de feu son nouvel associé. Affolé, le survivant se mit à hurler au secours. Aussi, pour faire bonne mesure, l’ours le tua-t-il aussi.

Déjà fort inquiet à l’idée de libérer le grand animal, le marmouset avait vu avec horreur ses craintes se vérifier par deux morts atroces et rapides. Catastrophé, le singe accusa l’ours de lui avoir volé son gagne-pain. L’ours lui jeta un regard noir et argua de la ressemblance entre ses deux victimes, profiteurs des misères d’autrui pour leur propre bénéfice. Mais rien n’y fit, le singe minuscule hérissé de colère n’en démordait pas. Aussi l’ours mit-il fin à ses plaintes, d’un coup de dents.

Puis il s’enfuit, et on n’entendit plus jamais parler de lui.