La noire licorne

Chants | Matthieu Rialland | 12 septembre 2003

Toute licorne n’est pas évidemment blanche et pure. J’en connus une, au temps de ma splendeur, qui n’était ni blanche, ni pure, et pourtant me fit l’effet plus qu’aucune autre d’être une authentique licorne. Il n’est rien de moins sûr que ces sortes d’émois, j’en conviens, mais cette fois ce fut une telle illumination qu’aujourd’hui encore je ne puis en douter sérieusement.

La poésie, les pleurs et les licornes ont en commun cette face profonde, puissante : on nommera mélancolie cette marée obscure qui se joue de nous et en nous et qui, refluant avec l’aurore, règne sur la nuit des déçus et des amoureux dépités. Peu importent la lune, les masques et les chevaux ailés, quand c’est dans le noir et dans le secret de nos coeurs impuissants que puise sa force et son goût la marée du sombre chagrin. Le temps et l’espace sont réduits à rien ; ne restent que les crocs arrachés aux plus vaillantes mâchoires, les lèvres figées juste au milieu d’un sourire narquois, les grincements et les craquements des épaules et des hanches d’un corps suppliant qu’on achève.

Ma licorne était noire et triste. Si noire et si triste qu’on lui trouvait une absolue beauté. N’est pas enténébré qui veut, et les chagrins authentiques sont percés à jour dès qu’on les regarde.

- Qui es-tu, toi qui pleures ? demandai-je au monstre.

- Qui parle, et ment, et se couvre de suie ? me répondit-elle.

Piètre chevalier blanc, mais brave et téméraire, je m’assis auprès d’elle et posai sa main sur mon coeur. Elle ferma le poing et griffa ma poitrine.

- Ce sein n’est pas celui d’une mère, dit-elle. Il est empoisonné, et ne nourrirait que des gnomes aux langues de fer. Qui es-tu, toi qui souffres et me donnes ton âme ?

- Je te donne mes larmes et mes anciennes joies, si tu sais m’en défaire.

- Si je savais les ramener à la vie…

- Tu me tuerais une seconde fois.

- Je suis candeur et naïveté. Donne-moi ta prudence et ta tristesse, et ton courage absurde, et ton apitoiement sur des cadavres dénués de sens. Tu seras plus léger, défait de tes peines de trop. Tu vivras.

- Es-tu licorne, ou bien sirène ?

- Je ne t’aimerai pas au point de te noyer, aussi suis-je licorne… Laisse-moi achever tes ombres. Laisse-moi brûler tes liens. Tu dois être à présent lourd et vivant.