De sable armé de gueules | LeMat | 14 février 2025
Il était une fois un jeune scribe, qui maîtrisait avec brio les pleins et les déliés, exécutés avec un rare sens de l'harmonie, et qui plaçait dans sa belle écriture la même fierté qu'un chevalier dans sa façon de tabasser l'ennemi jusqu'à ce que mort s'ensuive. A vrai dire, ce garçon n'avait guère d'autre raison de s'enorgueillir, affligé qu'il était d'un pied-bot, d'une pelade et d'un strabisme du plus bel effet.
Or donc, le jeune scribe avait croisé, par le plus grand des hasards, au détour d'un escalier dans lequel elle n'aurait jamais dû se trouver, le chemin d'une princesse charmante en tout point, de sa façon de plisser les lèvres devant un spectacle inconvenant jusque dans le plus moqueur de ses éclats de rire. Témoin de l'un comme de l'autre, il était instantanément tombé amoureux de la belle, comme foudroyé. Depuis, il ne se passait plus une heure sans que ses pensées dérivassent vers une verte prairie où il aurait cueilli pour elle les plus jolies fleurs de la terre, au milieu de cent chevaux blancs.
Le pauvre garçon en avait perdu le sommeil, l'appétit et l'essentiel de ce qui faisait sa joie de vivre.
La vie simple et austère d'un copiste lui semblant soudainement bien monotone, il avait entrepris de rédiger, à l'insu de ses collègues comme du directeur du scriptorium, la relation objective et réaliste de sa rencontre avec la jeune fille qui troublait ses pensées. Il trouvait dans cette tâche un peu de répit, écartant pour un temps les affres de l'amour qui le torturaient du matin au soir.
Mais un récit objectif et réaliste a pour principal défaut de vous montrer le monde tel qu'il est, avec ses princesses inaccessibles et ses petits scribes vivant le jour dans la harassante exigence de leurs missions et la nuit dans des soupentes au confort des plus discutables. Le jeune homme s'en rendait bien compte. Lui qui espérait calmer par sa plume les tourments indicibles que lui infligeaient ses tendres rêveries au sujet de la princesse, il ne faisait qu'aviver la souffrance qu'il éprouvait à l'idée de ne plus jamais revoir celle qui l'avait ensorcelé.
Eût-il rencontré plus souvent la donzelle, peut-être son mal se serait-il calmé de lui-même. Mais jamais leurs chemins ne se croisait, fût-ce au détour d'un escalier. Jamais le jeune soupirant ne fut confronté ni à l'haleine pestilentielle qu'exhalait cette charmante bouche, ni aux insultes que lui inspirait le manque d'empressement de ses femmes de chambre, ni aux pincements cruels qu'elle infligeait par jeu aux plus jeunes rejetons de ses royaux parents, ni à ce regard vide qu'elle opposait à ses précepteurs dès lors qu'ils l'entretenaient de sujets plus complexes que la broderie enfantine qu'exécutaient de mauvais gré ses mains inaptes au moindre effort. De tout cela, le jeune copiste ne connaissait rien, prolongeant à l'envi les douces et tendres douleurs que lui inspiraient cette dulcinée manifeste.
Les mots sont les outils dont se servent les mages, tout le monde sait cela. Ils en tissent des sorts qui lient ou délient la fortune, qui infectent ou guérissent ceux qui les entendent, qui même changent les rêves de celui qui souffre en soulagement à l'état de veille. On dit même que la puissance de leur art leur permettrait de changer le monde, s'ils le voulaient, ce qui n'est pas même au pouvoir des rois.
Les mots sont également les outils des scribes. Aussi, par un glissement presque imperceptible au début, puis de plus en plus accentué, notre ami copiste prit ses distances avec l'objectivité et le réalisme pour s'aventurer sur un terrain qui le disputait aux mages, bien qu'il ignorât tout de ces derniers. Mettant toute son ardeur et une bonne moitié de sa candeur au service de son récit, il se mit à écrire l'impossible histoire de la princesse charmante et du pauvre plumitif.
Chaque matin, gagnant le scriptorium avant ses collègues, il noircissait quelques pages de bon parchemin. Et chaque soir, après leur départ, il y ajoutait de quoi soulager les maux de coeur qui ne manqueraient pas de le frapper dans la soirée, voire de repousser aux premières heures de l'aube un épuisement propice au sommeil. Du moins, s'il n'était pas guéri, avait-il trouvé le moyen d'atténuer sa souffrance et de tirer un peu de plaisir de ses émois inavouables.
Au début, rien ne se passa. Ignorant des artifices dont usent les auteurs pour capturer leur lecteur, le jeune homme décrivait une mièvre bluette dans laquelle la princesse et son soupirant ne songeaient qu'à faire de longues promenades main dans la main, tout ébaubis devant la fragile et délicate beauté d'une libellule ou la puissance exaltante autant qu'intimidante d'un torrent d'eau vive. Tout cela ne prêtait guère à conséquence, on le comprendra.
Mais il en va des auteurs, fussent-ils débutants, comme des généraux aveuglés par une carrière par trop fulgurante : prenant de l'assurance, le petit copiste estima bientôt qu'il ne récompensait pas son effort à sa juste valeur, et commença de s'aventurer sur un terrain que la morale réprouve. Les longues promenades furent bientôt ponctuées de longues haltes dans des bergeries aussi désertes qu'accueillantes, et à l'observation de la faune et du réseau hydrographique succéda celle du corps humain et des fluides qui, sous certaines conditions, s'en écoulent.
Personne, bien entendu, ne pouvait soupçonner la princesse d'avoir commis cette faute impardonnable qui consiste à faire un certain usage de son corps ni de pratiquer certaines activités réservées aux liens du mariage. Elle était bien trop jeune encore pour avoir de pareilles idées. Et on la surveillait d'assez près pour qu'aucune rencontre masculine ne pût prendre davantage d'ampleur qu'un bref échange de paroles en public. De plus, la jeune fille ne donnait encore aucun signe de cette curiosité malsaine qui, inévitablement, s'empare des filles comme des garçons à partir d'un certain âge. Le roi dormait sur ses deux oreilles, persuadé d'avoir en sa fille un modèle de princesse que lui envierait n'importe quel monarque.
Aussi personne ne s'alarma-t-il quand la princesse fut prise de nausées chaque matin. Non plus que de la voir se diriger à tout moment et en n'importe quelle circonstance vers les commodités. Qu'elle se mît à manger comme quatre ne provoquait aucune inquiétude, tant on l'avait souvent réprimandée pour son appétit d'oiseau.
La disparition de ses menstruations parut pour un moment poser question, mais dans sa grande sagesse, compensant son ignorance crasse des arcanes de la médecine, le médecin attitré du roi proclama qu'il arrivait aux jeunes filles bien nées de renâcler à devenir femmes, et que leur corps, se soumettant à leur volonté, refusassent l'évidence. Se ralliant à son avis, le roi estima qu'une remontrance en bonne et due forme raménerait sa fille à la raison, et mieux encore dix coups de badine, s'il en était besoin.
Les règles de la princesse continuèrent à briller par leur absence, cependant. Elle mangeait de bon appétit et perdait rapidement la frêle constitution dont elle avait toujours été affligée, ce qui ravissait les plus dodues de ses dames de compagnie, évoquant son futur mariage comme si elles s'adonnaient à une empoignade de maquignons. Ses goûts culinaires en étaient perturbés, tout comme les horaires auxquels se déclarait sa faim. Mais qui reprocherait à une si noble personne de réclamer passé minuit quelque fruit exotique dont la préparation exigeait qu'on tirât du lit le maître-queux personnel de son père ? Avec du beurre et de la crème, s'il vous plaît.
Quand son tour de taille excéda celui de sa mère, qui n'était pas ce qu'on appelle une femme svelte, certaines inquiétudes refirent surface, cependant. Mais bien que son directeur de conscience la confrontât à la nécessaire honnêteté de la confession, et que son père la menaçât de lui faire donner les badines à nouveau, la princesse n'avoua rien. Se confondant en excuses et en justifications oiseuses pour son précédent diagnostic, le médecin posa l'oreille sur le ventre de la demoiselle, et il entendit un coeur battre en plus de celui de celle-ci.
Fort heureusement, la princesse n'était pas prince. On pouvait sans trop de tracas arranger ce genre de problème. On fit admettre la jeune fille dans un lointain couvent de province, et la tache disparut d'elle-même. De six, le nombre de rejetons du monarque fut réduit à cinq, ce qui était suffisant. Après tout, qui se soucie d'une fille, fût-elle aînée, si elle n'a aucun droit à hériter ni à porter couronne ? La rumeur dit qu'elle accoucha d'un bébé en bonne santé, qui lui fut aussitôt retiré pour être confié à une famille ignorant tout de sa génitrice, et qu'elle poursuivit son existence dans la foi la plus repentante, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Un temps, le roi resta furieux d'avoir été berné par sa propre fille et fit rechercher par tout le royaume celui qui avait été son complice. Mais comme il était impossible d'obtenir la moindre preuve du plus petit manquement aux convenances par le dernier des sujets du souverain, on se contenta de jeter dans un cul de basse-fosse un jeune courtisan de bonne allure et d'excellent parage, qui passa les quarante années suivantes à regretter de n'avoir pas été plus laid.
Quant à notre jeune scribe, que les malheurs de la princesse avait rempli d'effroi et de chagrin, il cessa de conter à son seul profit les contes romantiques qui apaisaient ses peines de coeur. Un beau soir, il quitta le scriptorium pour ne plus jamais y revenir, emportant avec lui profusion de plumes, d'encre et de vélin. Nul ne sut où le trouver pour le punir de son larcin. Il y a fort à parier qu'il a trouvé dans quelque recoin perdu la solitude et la tranquillité nécessaires à l'achèvement de son oeuvre.
Toujours est-il que le récent décès du roi, sans aucune cause apparente, a achevé de ruiner la réputation de son médecin. Il avait déjà perdu beaucoup de sa prééminence, avouons-le, par son incapacité à expliquer la grossesse de la reine, à cinquante ans passés, et la naissance d'une princesse dotée d'une peau bleue et d'une queue d'écureuil.
Voilà qui fera, sans doute, le bonheur des copistes qui en reproduiront la chronique dans les siècles à venir.