La princesse et le dragon

De sable armé de gueules | LeMat | 3 octobre 2004

Il était une fois un dragon, qui aimait les histoires et les chansons des hommes. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, il leur demandait de raconter ou de chanter pour lui. Mais il faut pour cela faire preuve de beaucoup de persuasion, quand on est un dragon. Il est rare qu’un conteur à la voix chevrotant de frayeur vous offre sa meilleure histoire.

Or donc, un jour qu’il passait à tire d’aile dans les environs d’une royale cité, son attention fut attirée par une rumeur à peine audible.

Le dragon avait l’ouïe fine, aussi prit-il aussitôt la direction du palais. Là, au sommet du donjon, une jeune fille chantait d’une voie haute et claire une complainte mélancolique, qui parlait d’amours mortes et de coeurs brisés. Charmé, séduit, subjugué, le dragon s’abattit sur la jeune fille, la saisit entre ses griffes monstrueuses et l’emporta avec lui.

Mais elle était la fille du roi, et celui-ci entra dans une violente colère quand il apprit l’enlèvement. Les hommes qui gardaient les remparts furent pendus, leur chef écartelé, et le roi promit gemmes et joyaux à qui ramènerait la princesse au palais, saine et sauve. Aussitôt, une nuée de beaux chevaliers bardés d’acier et armés du même se lancèrent à la poursuite du monstre et de leur future fortune.

Mais poursuivre un dragon n’est pas festoyer sous les torches. Au bout d’une semaine, les poursuivants n’étaient plus que douze. Au bout d’un mois, il en restait cinq. Et quand s’acheva le premier trimestre, ils étaient deux, allant chacun de son côté sur un cheval fourbu, dans une armure commençant à rouiller. L’avant-dernier renonça à l’approche de Noël, laissant un seul concurrent sur la lice.

Le dernier des poursuivants était le plus vieux, le plus laid, le plus sale et le plus grossier de tous les chevaliers de la cour. C’était aussi celui qui s’y ennuyait le plus, ce qui explique pourquoi il s’obstinait dans son rôle de poursuivant. Pauvre seigneur d’une terre plus pauvre encore, il comptait sur la prime pour refaire sa toiture et s’installer chez lui, abandonnant ses anciens frères d’armes aux ménestrels fleuris et parfumés, aux gentes dames évaporées, aux danses et aux jeux de la cour.

Enfin, trois ans bientôt après l’enlèvement de la princesse, au fin fond des montagnes, le vieux chevalier parvint à l’entrée de la grotte qui servait d’antre au dragon. Touchant au but, il y entra d’un pas assuré.

Au fond de la grotte, éclairée par un chandelier d’or, assise dans un fauteuil tendu de velours rouge, la princesse lisait à voix haute l’histoire de Jason, de la Toison d’or et de la baleine. En face d’elle, immobile et les yeux fermés, le dragon écoutait. Ses oreilles frémissaient, tout au récit que lui contait sa prisonnière.

Profitant de la distraction du monstre, le vieux chevalier tira son épée, s’approcha et lui coupa la tête. C’en était fini du dragon. C’en était fini de la pauvreté. C’en était fini de la quête.

Choquée, la princesse en resta sans voix. Puis, s’étant ressaisie, elle protesta que le dragon ne lui avait fait aucun mal, et que le chevalier n’avait aucun droit de le tuer. Celui-ci répondit qu’il l’avait sauvée, qu’il la ramènerait à son père, qu’il toucherait la récompense et qu’elle pourrait bien aller raconter ensuite ses balivernes à qui elle voudrait. Sur quoi il lui ordonna de se taire.

Comme le soir tombait, le chevalier décida de dormir dans la grotte du dragon et de partir le lendemain. La route serait longue, et il aurait besoin de toutes ses forces. Il conseilla à la princesse de faire de même, s’allongea aussi confortablement que possible en s’enveloppant dans son manteau.

Mais quand il se fut endormi, la princesse tira son épée du fourreau, s’approcha et lui coupa la tête. Puis elle se rassit dans son fauteuil de velours rouge, rouvrit son livre et lut aux deux cadavres la fin de l’histoire.

Personne ne la retrouva jamais.