Chants | Matthieu Rialland | 19 octobre 2003
J’ai connu celle qui deviendrait la reine des nomades. Elle a fait de moi un homme, et son esclave. Elle a fini par me chasser loin d’elle, au creux de ses armées guerroyant dans les marches, mais avant cela…
Elle m’a donné tout ce dont un homme peut rêver. Sa peau et son regard, tout empreint de désir, de rêves et d’étonnement. Et tant de cadeaux, comme des gages d’amour : le plus beau coursier blanc de son troupeau, le cimeterre damasquiné d’un khan qu’elle avait fait décapiter, le voile qui la dissimulait pour notre première rencontre. Elle m’a donné le pouvoir de la faire pleurer, mais jamais je n’ai touché sa puissance.
Sa puissance était celle des guerriers du désert, tous ensemble réunis sous son sceptre, et j’étais le plus faible, le plus malhabile d’entre eux. Et le moins cruel.
Elle s’amusa de moi. Et finalement, elle me chassa.
Nous avons pris des villes. Maladroit, aveugle, j’ai eu mon compte de blessures. Cent fois la mort n’a pas voulu de moi… On s’amusait de me voir insouciant, et téméraire comme les plus braves, alors que j’étais infiniment moins grand qu’eux. On me donnait à tester les traquenards. Mes hommes mouraient, mes compagnons, flaques noires dans le sable, sur le roc, mais je revenais toujours, debout.
Elle n’était que princesse, faite par les shamans. Mais elle devint reine, par la grâce des armes.
On disait là-bas qu’elle n’avait pas trouvé d’époux. On prédisait que son ventre demeurerait stérile, car elle était une guerrière. On me regardait parfois, au début, d’une drôle de façon.
Puis la guerre a pris fin. Nous avons reflué en désordre, au galop, vers le coeur du désert où siégeait notre reine. J’avais brisé mon sabre, et je n’avais trouvé à monter qu’un vieux mulet noir.
Et elle était pareille à un hippopotame, une masse inerte cachée sous des voiles obscènes, affalée au milieu de monceaux de coussins, qu’on éventait sans trêve et dont la main ne cessait de porter des sucreries à sa bouche. Et ses yeux seuls étaient demeurés vifs. Cette fois j’ai regretté de n’avoir péri au combat…
Et son regard était le même que jadis, mais tout y était teinté de cruauté et d’écoeurement.
Et quand elle le posa sur moi, qu’elle me reconnut malgré la barbe et les cheveux gris, elle me salua par mon nom. De nous tous les guerriers assemblés devant elle, j’étais le seul. J’eus peur pour ma vie.
Puis sa colère éclata. Et nous étions des pleutres, des lâches, des soldats impuissants et ridicules. Parmi nous, ceux qui la craignaient encore grimaçaient. Il y avait aussi, rare, la colère sourde des humiliés.
Puis elle les chassa tous de sa tente, tous sauf moi.
Elle m’invita à m’asseoir auprès d’elle.
Ses lèvres étaient mouillées. Dans son sourire ses dents étaient noires, ses gencives sanguinolentes. Elle commençait à dénouer la pyramide de ses cheveux.
Alors je suis sorti, avant qu’elle ne m’assaille. Le soleil était aveuglant. Elle a crié. On m’a tiré dans le dos une flêche mortelle.