Chants | Matthieu Rialland | 12 septembre 2004
J’ai vu partout la même étincelle dans les yeux des hommes. Ils contemplaient la femme qu’ils aimaient, chacun, et un feu les brûlait. Cela m’a rempli d’une joie simple et tranquille. C’était jadis, quand le monde était jeune.
Depuis, les hommes ont changé.
Je me souviens qu’en longeant la rive de la rivière, non loin de la ville, on pouvait voir ici et là des couples enlacés, qui roulaient dans l’herbe haute et qui parfois se baignaient nus, en riant, ou faisaient l’amour, et je passais loin d’eux en regardant ailleurs. Je me souviens que j’étais seul, et malheureux qu’aucune ne s’en vienne avec moi pour un après-midi au bord de l’eau.
Depuis, j’ai cessé de le regretter. Elles peuvent aller au Diable, et leurs compagnons avec elles.
Ce feu qu’ils avaient en eux, je l’avais aussi. J’étais vivant et c’était un bonheur, quand bien même je ne pouvais ni ne voulais me procurer cette félicité-là, celle qu’on trouve entre les bras des filles.
Je suis allé me perdre dans un pays sans hommes. Je suis allé au désert, là où les ombres sont inertes, là où seul le vent les agite. Je suis allé là où personne ne toucherait ma bosse. J’y suis allé, j’y suis resté longtemps – jusqu’à ce que les jours pèsent lourd comme des années, jusqu’à ce qu’il y ait suffisamment de désir en moi, de désir de fuir dans l’autre sens…
Puis je suis revenu. Le monde avait vieilli. Les hommes n’avaient plus dans les yeux que les feux de l’alcool ; le rire des femmes s’était alourdi avec leurs gestes.
Certaines voulaient coucher avec un monstre. Je ne leur ai pas fait ce plaisir.
Le long de la rivière, c’étaient maintenant des enfants qui se roulaient dans l’herbe. Je n’allai plus m’y promener.
J’ai vu partout comment les hommes, les femmes deviennent vils et poussifs jusque dans leurs amours. J’ai vu comment ils se sont tout entiers brûlés à ce feu trop grand pour eux – ou bien comment ils ont eu peur de lui, et se sont empressés de l’étouffer. J’ai vu. Cela m’a rempli de peine et de méchanceté.
Alors, je suis demeuré seul. Celles qui m’invitent à canoter sont des catins. Celles qui ne m’invitent pas ne sont plus que les restes de femmes enfuies. Et leurs filles écervelées me donnent envie de me moquer, idiotes qu’elles sont, inconséquentes et douées de toutes les grâces.
Le monde a vieilli, mais c’est moi qui vais mourir, avec ma bosse et mes souvenirs. J’attends mon heure. Puis je retournerai au désert.