Le chant des pistes

De sable armé de gueules | LeMat | 13 décembre 2024

Ce matin, c'est Hurva qui ne s'est pas réveillée. J'ai eu beau la secouer, lui parler, lui humecter le front d'un peu de ma salive, rien n'y a fait. Quand nous nous sommes remis en marche, son corps est resté sur le bord de la piste, enveloppé d'un linceul fait d'une vieille bâche déchirée.

Toute la journée, j'ai marché avec le cœur lourd et une conscience exacerbée de mes doutes quant à cette entreprise. Nous ne sommes plus si nombreux, à présent. Heureusement que nos bêtes aiment le soleil et peuvent rester des jours sans boire. Sans elles pour tirer nos chariots, nous aurions depuis longtemps renoncé. Ou péri quelque part entre le dernier point d'eau et ce coin d'enfer sur terre.

Mes doutes me taraudent. Le guide marche en tête sans jamais faiblir ni ralentir le pas, mais parmi nous, derrière lui, nombreux sont ceux qui échangent des regards pleins de questions. Nous avons tous perdu des êtres chers, depuis que nous avons quitté les terres vertes. Nous en sommes tous à nous demander si cela en valait la peine.

Aujourd'hui, le cœur gros d'avoir perdu Hurva, j'ai voulu marcher derrière le guide. Son chant me rassure et soulage mon chagrin. Sa voix est celle des hommes de l'ancien temps. Et les mots qu'il scande, pas à pas, sont ceux dont les dieux nous ont bercés depuis la création du monde. Personne ne chante plus ainsi, de nos jours. Personne ne s'aventure à suivre le chemin qu'ils tracent dans ce désert sans limite. Le chant des pistes est devenu une relique desséchée. Sauf dans la bouche du guide.

Combien étions-nous, au moment de franchir à gué la rivière Alnedra ? Mille. Deux mille, peut-être. Le convoi était une ville, lancée à l'assaut du sable et des ruines de l'ancien empire. Le guide avait conquis nos cœurs. Nous n'avions d'autre destin que d'atteindre notre but ou mourir sur le chemin.

Le guide chante et je marche. Lui seul doit chanter, mais je connais le chemin presque par cœur, à présent.

Je peux chanter le gué d'Alnedirya, là où le voyageur se défait de ses bagages superflus comme de ses regrets. Je peux chanter l'arbre solitaire de Rumyas, dont il ne reste qu'un tronc mort et des branches sans feuilles. Je peux chanter les falaises de grès rouge que nous avons longées pendant des jours, qu'on appelle Sinefir. Je peux chanter les ruines de la cité d'Eska, les colonnes qui en gardent les entrées, pour la plupart effondrées, leurs tronçons séparés comme des bûches découpées dans le tronc d'un arbre de pierre, gisant dispersés dans la poussière de leur ancienne grandeur. Et les ossements des géants dispersés sur la plaine de gravier du Nelkanekar. Et l'ancien puits de Nolevlanem, à sec déjà dans les contes d'autrefois. Je peux chanter tout cela, presque aussi bien que le guide lui-même.

Mais je voudrais chanter les douces mains de Hurva et son regard d'un gris qui changeait comme le ciel, les rides qui avaient pris naissance au coin de ses yeux et avaient fini par lui parcheminer les joues, les trésors de patience et de compréhension qu'elle offrait à quiconque venait solliciter ses dons de guérisseuse. Je voudrais chanter mon chagrin. Il n'est plus d'espoir pour moi dans le chant des pistes.

Mais je marche. Je ne suis pas venu jusqu'ici pour renoncer si près du but. Cinq jours et cinq nuits, a dit le guide. Peut-être six.

Nous retournons à Lumagor. Personne ne nous en empêchera. Pas même le soleil.

Pourquoi suis-je venu jusqu'ici ? Pourquoi avons-nous, Hurva et moi, pris le risque de ne jamais voir la fin de ce voyage ? Pourquoi avons-nous tout quitté ?

Pourquoi est-elle morte ?

Le chant du guide, devant moi, m'apporte des réponses qui ne sont que des demi-réponses, des demi-raisons. Le chant du guide est le chemin, pas la raison pour laquelle nous avons pris la route et tout abandonné derrière nous. Mais à présent qu'il m'a même fallu laisser ma douce Hurva sur le bord de la piste, j'ai besoin de savoir.

Nous voyagions ensemble et c'était suffisant. Nous n'éprouvions pas le besoin de savoir si nous avions raison. Nous étions là. Notre vie nous avait menés jusque là. Questionner le parcours d'une vie, la trajectoire de nos deux existences entrelacées, n'avait pas de sens. Il nous suffisait d'être là, ensemble, pour un instant et pour toujours, pour le jour présent et pour le pas que nous étions en train de faire, pour le reste de nos jours et pour chacun de nos actes à venir, pour chacun de nos mots, chacun de nos silences. Ensemble. Là.

Mais Hurva est morte, à bout de soif et d'épuisement. Et je ne suis pas mort avec elle.

Nolevlanem est derrière nous. Viendra Suvernys, la cataracte de sable. Puis Balanem, là où on trouvait jadis une forêt au milieu du désert. Puis Zamaladya, le temple des Anciens, à l'entrée du canyon de Lumagor. Nous serons presque arrivés, alors. Dans quelques jours, nous y serons.

Le guide a dit cinq jours. Je dois marcher jusque là. Je ne peux pas mourir. Pas maintenant. Pas moi.

Mes souvenirs me maintiennent debout. Hurva me tient encore la main. Elle pose encore sur moi ses yeux de cendre et de braise, ce regard d'amour et de pardon. Pour toi, ma belle, je marcherai encore et j'irai où nous voulions aller.

Alnedirya. Rumyas. Sinefir. Eska. Nelkanekar. Nolevlanem. Suvernys. Balanem. Zamaladya. Lumagor. Et le Turmazaleb.

Le chant des pistes est un voyage. Mais c'est aussi notre mémoire. Mais c'est aussi notre espoir. Notre dépit. Notre destin. Le chant du guide nous montre le chemin, mais ce chemin n'est pas seulement celui que suivent nos pieds, celui que souffrent nos corps privés d'eau, de nourriture et de repos. Le chant nous montre les méandres, les recoins, les gouffres et les sources cachées de nos esprits, de nos âmes, de nos cœurs.

Dans la langue oubliée, celle que parlait Hurva, Turmazaleb signifie tant de choses.

Nous retournons à Lumagor. Nous retournons là d'où nous sommes venus. Dans les entrailles de la montagne. Dans le sein de la terre. Aux mystères du Turmazaleb.

Dieux, que ce chant est beau ! Dieux, que ce pays de caillasse et de sable, ce pays de soleil et de soif, ce pays de ruines et de vestiges invitant à l'oubli, ce pays de souffrance et de crainte, est proche de l'essence des hommes. Dieux, qu'avons-nous fait pour mériter cette punition ?

Nous, les hommes de glaise et de grain. Nous, les hommes de sable et d'herbe. Nous, les hommes de pierre et de sang.

Ils nous ont pensés. Ils nous ont façonnés. Ils nous ont insufflé la vie. Et dans un déchirement à vous arracher les membres, à vous briser le cœur, ils nous ont jetés hors de la caverne. Alors, nous sommes devenus ce que nous sommes. Des exilés. Des orphelins. Des mendiants.

Nous avons marché pendant des générations. Partout, nous emportions avec nous le malheur originel. Partout, toujours, nous étions les mêmes, ces êtres de chagrin, de regret, de mémoire. Et même ceux qui, parmi nous, avaient oublié d'où ils venaient, ils courbaient l'échine sous le poids indicible de la cause. Ceux qui, de plus en plus nombreux parmi nous, avaient perdu le fil des générations. Ceux que plus rien ne reliait à ceux qui nous ont précédés. Ceux qui avaient décidé de leur tourner le dos, comme si fermer les yeux avait pu leur ouvrir les portes d'un monde moins cruel et leur permettre la liberté. Partout, comme nous, ils emportaient avec eux le mystère des dieux. Nous avons marché sur la terre pendant des générations, et nous avons presque tout oublié, presque tous oublié.

Puis est venu le guide. Et à présent, nous retournons au Turmalazeb.

La porte de la matrice. L'origine des hommes. L'origine du monde. La bouche des enfers. La déchirure. La voie vers la lumière. Le passage. L'expulsion. Le premier jour. La fin de l'infini. La rupture. La destruction de l'immortalité. La naissance de la conscience. La séparation. La source du doute. Le grand malheur. La chute. La condamnation. Le début de la fin.

Avec un brin de paille, les dieux ont insufflé la conscience d'eux-mêmes aux hommes par le nombril. Ce fut la cause de tous leurs malheurs.

Nous retournons au Turmalazeb. Mais si la porte en était désormais fermée ?

Nous retournons à nos origines. Génération après génération, nous nous sommes perdus en ce monde, de plus en plus loin de la source, de plus en plus loin de ce que nous étions. Nous ne sommes plus les enfants innocents des dieux. Nous avons trop souffert pour rester des enfants. Nous sommes devenus des vieillards. Nous sommes devenus autre chose. Mais nous n'aspirons qu'à retourner au point d'où nous sommes partis.

Le but est proche et je suis fatigué. Je le sais, je le sens, quand nous y serons je n'aurai pas la force d'aller plus loin. Ce sera la fin du voyage. Ce sera le bout de ma route. Et je retrouverai mon Hurva.

Le soleil tombe sur le désert. L'ombre d'un nuage se teinte de rouge, à l'ouest. Ce soir, pour la première fois depuis quarante ans, je m'endormirai seul. Pour la première fois depuis quarante ans, je ne serrerai pas contre moi le corps doux et chaud de la femme que j'aime, la protégeant de ses mauvais rêves aussi sûrement qu'elle me protégeait de mes propres chimères. Demain, je me réveillerai sans espoir. Sans direction. Sans but. Sans autre volonté que ma fin.

Voici la nuit. Moi qui n'ai jamais eu peur des ombres...

Moi qui n'ai jamais craint la lune...

Moi qui n'ai jamais redouté de m'abandonner au sommeil, voici que mes membres tremblent, que ma tête s'emballe. Je ne puis me coucher. Je ne puis chasser de mes pensées un corps sous un morceau de bâche déchirée. Je ne puis me résoudre à fermer la béance qui m'a lancé tout le jour durant.

La nuit ne guérit pas les blessures. Elle les fige et les gèle et les grave dans la pierre de nos cœurs.

Mon sommeil ne résoudra rien. Demain, avant de me remettre en marche, je retrouverai Hurva, ses yeux fermés et ses lèvres exsangues. Dans mon corps en exil, dans mon cœur orphelin, je ne sais si je trouverai encore la force de mendier un jour de plus sur cette terre. C'est à Hurva que je veux retourner.