Le lion qui voulait aller en Amérique

Interludes | Olivier Entraigues | 27 mai 2011

Il était une fois un lion, qui vivait en Afrique et, entre les repas que lui fournissaient ses lionnes et des siestes aussi répétées que lassantes à la fin, qui s’ennuyait furieusement.

Or, ce lion – appelons-le Gaspard – avait vu un soir, sur l’écran de la télévision d’un fermier sur la ferme duquel il aimait bien aller flâner de temps à autre au cas où ledit fermier aurait oublié de rentrer un mouton ou deux, un pays fort distrayant, où les maisons s’élevaient à des hauteurs vertigineuses et où les gens roulaient dans des voitures très différentes du taxi-brousse qu’il avait une fois ou deux vu passer à travers la savane. Bref, Gaspard aurait bien aimé aller faire un tour aux Etats-Unis, ce qui ne manquerait pas de le distraire.

Cependant, le brave Gaspard ne savait comment y parvenir. Aussi demanda-t-il conseil à un vieux babouin qui vivait dans le voisinage, si vieux qu’il devait en savoir long sur toutes sortes de choses en général et sur l’Amérique en particulier.

- Voilà bien une drôle d’idée pour un lion, dit le babouin lorsque Gaspard lui eut exposé son problème. Mais, quoique je sente monter une envie de rire irrépressible, je vais t’aider…

Et le babouin de lui expliquer comment il pouvait faire pour avoir une chance de connaître un jour le pays des gratte-ciels et des automobiles à boîte automatique.

Quoique les explications du babouin lui eussent quelque peu échappé, Gaspard en sortit tout émoustillé. Car il avait maintenant un plan, qu’il mit dès que possible en pratique.

Le babouin avait parmi ses relations deux zèbres et un lama (le pauvre s’était paumé sur le chemin de Compostelle), mais aussi et surtout un chasseur du village voisin, qui arrondissait ses fins de mois en fournissant à quelque trafiquant des animaux sauvages et redoutables, afin que ledit trafiquant pût finir ses propres mois dans l’opulence et son existence dans une case avec l’eau courante et l’électricité. Muni d’une lettre d’introduction élogieuse, Gaspard s’en alla le trouver un soir, après que la nuit ait jeté un voile pudique sur la relation plus ou moins légale qui s’apprêtait à naître entre eux.

- Voilà, dit le lion quand le chasseur eût terminé de trembler comme une feuille au seul spectacle de ses crocs et de ses griffes, fort imposantes au demeurant. Tu vas me vendre à ton trafiquant.

Le chasseur en resta sans voix un long moment, la bouche ouverte et les yeux semblant peser les chances qu’il avait d’atteindre le fusil accroché au mur près de la porte avant que le lion lui ait ouvert le ventre d’une griffe experte et sectionné la carotide d’un seul coup de crocs. Renonçant à un projet d’une telle témérité, il répondit enfin :

- Pas possible, maître lion…

- Appelle-moi Gaspard, l’interrompit le lion. Ce sera plus facile pour le lecteur.

- Oui, bon, ben… Pas possible, Gaspard. Le trafiquant, il prend que les petits.

- Comment ça, des petits ?

- Des jeunes, quoi. Y a que ça qu’il veut. Alors, vous voyez…

Le lion n’avait pas imaginé que son plan prendrait dès son envol un tour aussi compliqué. Lui qui aimait les choses simples, comme un cuissot de buffle servi sur un plateau par une demi-douzaine de lionnes enamourées sans même avoir à lever le bout de la queue, il était décidément servi.

- Tu te fous de moi, chasseur ?

- Que nenni, répliqua le pauvre homme. Déjà que vous me faites peur, je crois que mon sens de l’humour a foutu le camp jusqu’en Australie.

- L’Australie ? questionna Gaspard. Et c’est comment, l’Australie ?

- Ben… Je sais pas, moi. Sûrement que mon sens de l’humour me racontera en revenant.

- L’Australie, hmm. Y aurait pas des gratte-ciel et des bagnoles plates, en Australie, par hasard ?

- Oh si, sûrement !

- Et ben, alors, tu n’aurais pas parmi tes connaissances un trafiquant qui enverrait des animaux sauvages et néanmoins adultes en Australie ?

- Ben… Non.

- Dommage, soupira Gaspard. Il semble bien qu’on doive se contenter de l’Amérique.

- Mais, mon ami ne prend que les petits, maître lion. Or, vous…

- Je suis trop vieux, c’est ça ?

Le chasseur opina.

- Et à quoi il voit que ce sont des petits que tu lui refiles ?

- Eh bien, c’est simple : ils sont petits.

- Ah ! s’exclama Gaspard. Evidemment, on ne peut pas dire que je suis petit, dans le genre lion. Et ce n’est pas pour me vanter.

- Vous êtes plutôt grand, c’est vrai.

- Alors je crois que c’est cuit, dit pensivement Gaspard.

Puis il quitta la case du chasseur, non sans avoir confisqué les cartouches du fusil, afin d’éviter de se faire tirer dans le dos en remontant la rue principale du village, et s’en alla rejoindre ses lionnes.

Cependant, on peut dire ce qu’on veut des ânes, mais Gaspard était un lion têtu. Par rapport à un âne, aucune idée du rapport, mais pour un lion, il était bien deux fois plus têtu que la moyenne. Aussi retourna-t-il voir le vieux babouin.

- Et quelle taille font-ils, demanda le vieux singe, les lions que ce chasseur livre au trafiquant ?

- Petite, répondit Gaspard. Car ce sont des petits, comme il me l’a expliqué.

- Et ça ne serait pas des petits d’une race de lions naine, par hasard ?

- Une race naine ? Jamais entendu parler d’un truc pareil, s’offusqua Gaspard. C’est OGM et compagnie, ou vous vous foutez de moi sans en avoir l’air ?

- C’est une idée, Gaspard. Juste une idée…

Idée qu’il lui expliqua ensuite, ranimant au fond de Gaspard la flamme de l’espoir, et aussi celle de démontrer à ce plouc de chasseur que ce que lion veut, lion le veut vraiment.

Le soir même, Gaspard était de nouveau dans la case du chasseur, au village. Prévoyant, celui-ci avait cette fois posé son fusil sur la table. Mais, Gaspard étant lui-même attablé en face de lui, il savait que ce serait encore trop risqué.

- Voilà, dit Gaspard : j’ai trouvé une solution. Ton ami trafiquant, tu vas lui dire que je suis un petit.

- Un petit, maître lion ? glapit le pauvre homme, retenant à grand peine un sourire nerveux dont il redoutait les conséquences.

- Ouais, un petit. Jusqu’à présent, tu ne lui as livré que des lions nains. C’est ça que tu vas lui dire. Tandis qu’à partir de maintenant, c’est des lions de taille normale que tu vas lui donner. A commencer par moi.

- Mais… commença le chasseur abasourdi, le visage comiquement déformé par le contrôle imparfait qu’il exerçait sur ses zygomatiques.

- Mais rien du tout. C’est comme ça qu’on va faire… Et arrête de faire ces grimaces, tu vas finir par passer pour un clown. Le jour où tu me présenteras ton gars, je me raserai la crinière, et basta. Tu ne vas pas me dire qu’il s’y connaît en lions, quand même ?

- Ah non, non. Il en revend aux blancs depuis trente ans, mais je crois bien qu’il n’en a jamais regardé un de près, pour ainsi dire.

- Eh bien, tu vois ! s’exclama Gaspard en lui tapotant l’épaule. Tu vas voir, ça va le faire nickel chrome.

Puis Gaspard s’en alla, non sans avoir une fois de plus récupéré les cartouches du fusil, avec lesquelles ses lionnes avaient entrepris de se confectionner des colliers, la dernière fois.

Quelques jours plus tard, Gaspard aperçut un mouchoir rouge noué à la porte de la case du chasseur. C’était le signal convenu. Il se rasa la crinière, fit ses adieux aux lionnes et aux lionceaux, arguant qu’ils mangeraient mieux sans lui, mit dans sa valise une brosse à dents et une bouteille de shampooing aux graines de baobab, et rejoignit le village.

Pour faire plus vrai, le chasseur invita Gaspard à entrer dans une des cages qu’il conservait à l’extérieur de sa case, entre un crocodile nain et une chauve-souris géante. Le lion refusa tout d’abord, avant de se laisser convaincre. En effet, pour fonctionner, le stratagème devait être parfait jusque dans les moindres détails.

La cage était solide, et le chasseur en avait fait doubler tous les barreaux en prévision de ce locataire plus costaud que ses invités habituels. Une fois Gaspard installé et la serrure verrouillée, il se redressa et, triomphant, asséna :

- Alors, ducon du lion, t’es bien dans ta boîte ? Au fait, j’ai oublié de te dire : c’est mon pote le trafiquant qui vend aux Chinois, qui vient demain. Et chez eux, le poil de cul de lion est un grand remède traditionnel pour les cors aux pieds. Je rigole d’avance. Comment tu vas morfler, quand ils vont tout t’arracher ! Avec ton gros cul, ça va prendre des heures. Avant que tu finisses en descente de lit, ça va de soi…

Gaspard eut beau rugir, il était fait. Le chasseur le laissa là pour aller se descendre une bière devant le frigo ouvert, et le pauvre lion dupé s’apprêta à passer la plus longue nuit de sa vie.

(En fait, une fois la colère passée, il s’ennuya tellement qu’il s’endormit, et il fallut une demi-douzaine de coups de botte pour le réveiller le lendemain. Nous allons y venir…)

Or, il advint que Gaspard fut sauvé.

D’une part, tout occupé qu’il était à compter les dollars que lui avaient valu trois bites de tigre et un oeil de lynx (arraché sur la bête vivante, sinon ça perd ses vertus aphrodisiaques), le trafiquant avait raté son avion et finalement reporté son voyage d’un semestre au moins à cause de ce qui suit.

D’autre part et surtout, parce que la présence supposée de l’arracheur d’yeux de lynx faisait partie du plan, les gardes-chasse du canton investirent le village alors qu’il faisait encore nuit, appuyés par une compagnie de parachutistes qui n’avaient jamais vu un avion qu’en photo mais avaient beaucoup à se faire pardonner dans la dernière tentative de putsch militaire pour renverser le général-président démocratiquement élu par son état-major trois mois plus tôt. A distance, sans doute par peur des mauvais coups ou des maladies contagieuses, suivait une équipe de protecteurs de la nature américains, à bord d’un 4×4 gros comme un camion et habillés dans différentes sortes de dérivés pétroliers, propres comme des sous neufs après avoir vidé la nappe phréatique de la ville voisine pour se doucher ce matin et super généreux de laisser aux pauvres Africains la moitié du contenu de leurs canettes de cola, dont ils ouvraient une douzaine à l’heure.

Le chasseur-fournisseur de petits animaux sauvages et redoutables ne fit qu’une erreur, ce matin-là, à savoir tenter d’attraper son fusil sous le nez des paras, qui le lui firent bouffer avec la cartouchière et la boîte de munitions. Les autres chasseurs du village, qui n’avaient rien tenté, furent simplement embarqué dans un camion partant vers une destination inconnue, tandis que leurs fils étaient généreusement accueillis au sein de l’école parachutiste, leurs femmes recrutées pour coudre des uniformes à trois centimes de l’heure et leurs filles envoyées dans un bordel à soldats. Restait à régler le sort des pauvres animaux encagés par les chasseurs du village… C’est là que devaient intervenir les amis des animaux américains (et africains, en l’occurrence).

Comme le petit crocodile nain et le bébé chauve-souris géante avaient leurs papiers, on les rendit à leurs parents. Mais Gaspard, lui, avait bien pris soin de brûler son passeport, au cas où il aurait eu besoin, en passant la douane de l’aéroport JFK, de se faire passer pour un touriste dévalisé par les autochtones et de retour sur le sol chéri de son cher pays après des vacances aventureuses dans la savane africaine. On ne savait, par conséquent, à qui le rendre.

- Mais il a l’air assez grand pour se débrouiller tout seul, dit un des Américains – appelons-le Gary.

- Tu parles, répondit la seule fille de la bande – appelons-la Marylin. Ces salauds de trafiquants ne prennent que des jeunes. C’est plus facile comme ça : ne sachant parler, ils ne vont pas aller se plaindre aux flics de l’immigration.

- Et moi, je te dis qu’il est grand, reprit Gary.

- Et moi, intervint le gros capitaine des paras qui avait dirigé l’opération, cachant ses petits yeux cruels derrière des Ray-Ban miroir, je m’en ferais bien une descente de lit.

- Eh ben, tu vois, répliqua la blonde en regardant Gary. C’est un jeune.

- Ouais, pas de doute. Désolé, capitaine, mais il faut qu’on retrouve ses parents à lui aussi…

- Bon. Si jamais vous ne les retrouvez pas, vous savez que je suis intéressé, lâcha le capitaine en quittant les lieux pour aller mettre deux ou trois coups de cravache ici et là, histoire de se défouler et de bien rappeler qui est le chef ici.

- On a eu chaud, dit Marylin en roulant des yeux.

- C’est lui qui a eu chaud, ouais, rétorqua Gary en désignant Gaspard. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Un peu inquiet, Gaspard se demanda si ses parents viendraient le récupérer, si d’aventure les gentils Américains faisaient passer une annonce sur Radio-Savane. Il ne les avait plus vus depuis qu’il avait tué son premier zèbre, et les revoir lui ferait certainement chaud au coeur, mais il ne voulait pas que cela risque de mettre en péril son rêve de gratte-ciels et de voitures à boîte automatique. Fallait pas pousser quand même.

- Tu parles qu’on va chercher ses vieux ! dit l’autre homme – appelons-le Marty. On n’a pas de temps à perdre avec ces conneries…

- Tu veux dire que tu veux le livrer au gros sadique ? s’offusqua Marylin.

- Mais non, je veux seulement dire qu’il y a des tas de zoos, aux States, qui prendraient bien un lion en pension.

Un ange passa. Gaspard n’en croyait pas ses oreilles. La fille avait l’air dubitatif, tandis que l’autre garçon scrutait le visage de Marty d’un air pénétrant.

- Ça nous ferait un peu d’argent de poche, reprit Marty.

- Et le billet d’avion pour l’accompagner ? demanda Gary.

- Trois billets d’avion, oui. Ça peut s’arranger…

- Ah, s’exclama Marylin, Thanksgiving à la maison !

Rien que d’entendre l’autre dinde, Gaspard en avait l’eau à la bouche.

Ainsi (passons sur des détails tels que la tourista que Marylin chopa en buvant une contrefaçon d’Evian, les trois doigts que firent sauter à la machette de la main gauche de Gary une bande de voyous intéressés par son bracelet-montre, et les excuses que dut faire l’ambassadeur des Etats-Unis au général-président pour obtenir la libération de Marty, emprisonné pour avoir menti sur sa nationalité en fréquentant les prostituées pré-adolescentes d’un bordel réservé aux touristes orientaux), Gaspard put-il enfin pénétrer sur le territoire des Etats-Unis d’Amérique, le pays des gratte-ciels et des voitures plates.