Chants | Matthieu Rialland | 28 août 2003
On a posé un masque sur la porte. Un visage bouffon peinturluré de rouge et de noir nous fait chaque matin une grimace dont la tristesse seule nous ôte le sourire. Quelqu’un a vécu sous ce masque. Quelqu’un lui a fait don d’un instant de sa vie, pour une éternité. Quand la cire a séché, quand la peau l’a quittée, cette face figée a peut-être emporté tous les chagrins d’un homme, une âme délivrée s’est libérée du masque… Et passant sous la porte, me voici investi de peines étrangères.
Il y avait le chat-huant du bois des Comédiens, à une lieue d’ici. Il n’est plus, et je vois sur la porte l’ombre des ailes d’argent qu’on y avait clouées. Il n’est plus, mais il erre. Voici pour l’argent du masque.
Il y avait une sorcière, guérisseuse et prostituée, dans une clairière secrète de la forêt des Limbes. Elle est morte, et dans les yeux du masque brille encore, fugitif, l’or des flammes d’un bûcher, autour duquel on dansait malgré la famine. Elle est morte, mais elle pèse. Voici pour l’or du masque.
Il y eut la guerre et ses traîne-misère, ses déserteurs étrangers à tous, rôdant tout hérissés de piques, endeuillés d’un pays perdu. Ils s’en sont allés, après un dernier massacre, un dernier pillage. Ils sont partis jadis, mais on se souvient d’eux. Voici pour le rouge du masque.
Il vint dans ce village un petit vieux nain tout noir de peau, tout rabougri, maigre à faire peur, qui de neuf quilles traçait dans le ciel du soir des arabesques, entrelaçant sa peine et les nôtres, qu’il avait suscitées. On le chassa, et au matin restait dans la poussière de la place déserte un drôle de masque de cire. On le chassa, mais le masque est resté, et l’on a mis longtemps à le peindre, et plus longtemps encore à le clouer au-dessus de ma tête. Je suis un des derniers qui sachent. Voici pour le noir du masque.
J’ai posé le masque sur mon visage. La cire a tiédi, j’ai su qu’il m’était destiné depuis le premier jour. Les chagrins et les songes de cent générations m’ont envahi, brisé, et donné une forme nouvelle. Quand j’ai voulu l’ôter, mes mains ont refusé de m’obéir. C’est aussi bien ainsi, je vivrai sous le masque. La perspective de me revoir un jour me fait déjà horreur. Allons ! que la grimace de mon ancien sourire ploie devant le sourire de mes nouvelles grimaces…