Le monde et rien d'autre

De sable armé de gueules | LeMat | 10 août 2003

Un nain chevauchait un centaure. Autour d'eux s'étendait la plaine indistincte de l'enfance du monde, et galopait le monstre vers un ailleurs chargé de vie. Au flanc du centaure battait un bouclier de cuir, dans son poing il serrait le manche d'une hache, et sur son dos le nain bringuebalant semblait s'être vêtu comme pour un carnaval, masque de phacochère, bonnet de fourrure d'ours et robe chatoyante. Un centaure emportait un nain sur la lande.

Cependant, essouflé, le visage rougi et la foulée moins vive, le monstre infatigable dut bientôt s'arrêter. C'était dans la boucle d'une rivière, où un bouquet d'arbres avait poussé couché par le vent vers les contrées australes. Le nain mit pied à terre et ne releva son masque que pour boire dans le creux de sa main, agenouillé devant une flaque. A sa ceinture pendaient une bourse presque vide et l'étui de la dague qu'il avait précédemment perdue.

- Est-ce encore loin ? demanda-t-il, se relevant.

- Qui sait ? répliqua le centaure. Peut-être sommes-nous allés trop loin, déjà.

- Qui sait... murmura le nain. Qui sait, sinon celui de nous deux qui est déjà venu en ces lieux ?

- Un seul et même pays, monsieur le chevalier masqué. Du nord au midi et du couchant jusqu'au levant, le monde et rien d'autre !

- Alors ?

- Alors, nous repartons. Il n'est d'autre chemin que celui-là, puisque tous les chemins ne sont qu'un même chemin. Une rivière après l'autre ? Toujours la même rivière, qui à sa propre embouchure prend sa source. Le monde et ses visages divers ? Un seul visage, qui rit et pleure et pleut et brûle comme un four. Un seul vent pour contraindre les arbres, qui jamais ne revient du midi vers le nord, car tout midi demeure toujours au nord d'un autre midi... Et un seul jour pour ce voyage long d'une année et plus ! Repartons.

Le nain s'approcha du centaure. Le bouclier du monstre était peint d'une figure de femme - ou bien de centauresse. Leurs regards s'affrontèrent ; comme chaque fois auparavant, le masque ne dissimula point la faiblesse du nain.

- Jette ta bourse, fier chevalier ! gouailla le centaure. Là où tu vas, tu n'en auras aucun besoin.

- Chaque fois je dois me séparer d'un de mes biens, gémit le nain. Mais toi, quand jetteras-tu ta hache, ton bouclier, la boucle d'émeraude qui orne ton oreille ?

- Qui sait ? Quand tu seras nu et démasqué, peut-être. Ou bien si ce voyage devait se révéler n'être pas seulement le tien... Traversons la rivière.

Un nain chevauchait un centaure. Et tandis que le monstre galopait, le nain sentait grandir le poids des ans sur ses épaules, il entendait le manche de la hache heurter le bouclier de plus en plus souvent.

Un centaure emportait un nain.