Les carnets

Ivraie de famille | Matthieu Rialland | 16 février 2025

La maison se dressait sur le remblai, face à la mer du Nord, encadrée par d'autres maisons du même style, des maisons de riches qu'aucune sueur au monde, au front de quiconque, n'aurait pu construire – ou acheter. Ces maisons-là, grandes et belles, Léone les détestait. Elle espérait voir le jour où la mer, puisqu'elle montait plus haut d'année en année, les submergerait. Les engloutirait. Les rendrait au néant.

Celle de sa sœur se situait à mi-chemin entre le Grand Hôtel et l'avenue De Gaulle, au bout de laquelle elle était descendue du bus. La promenade était déserte, en novembre, mais elle aimait marcher en regardant la mer, en respirant la mer. Elle de souvenait de jeux d’enfants dans le sable, de baignades dans l’eau trop froide, de rares glaces savourées en famille, tous assis ensemble sur un banc.

En dix minutes, elle était devant la porte de Gabrielle.

Léone se sentait mal à son aise. Certes, il y avait cette visite à sa sœur, ce rituel un peu forcé qu'elle s'imposait pour éviter que leurs liens s'étiolent tout à fait. Il y avait cette maison, aussi, témoignage éclatant et un peu prétentieux de la réussite de Gabrielle, qu'elle jalousait sans oser se l’avouer. Il y avait cela... et il y avait autre chose. Mais elle ne parvenait pas à en identifier la cause.

Elle fit une pause au pied des marches, se contraignant à respirer profondément, calmement. Puis, rassérénée, elle monta vers la porte d'entrée.

Comme chaque fois, à la sonnette électrique, qui déclenchait à l'intérieur trois coups de gong capables de réveiller un mort, elle préféra le heurtoir de fer forgé peint en noir. Elle tapa deux fois, fit une courte pause, puis trois fois de plus.

Comme un vieux souvenir, songea-t-elle. Un code. Un message secret.

Chaque fois, Léone se demandait si elle ne devrait pas toquer à nouveau, au cas où Gabrielle n'aurait pas entendu. Mais, chaque fois également, la porte s'ouvrait quand elle venait de décider de frapper à nouveau.

« Qui frappe à ma porte ? » s'exclama Gabrielle en ouvrant. « Ami ou ennemi ?

– Ma pauvre... On n'en finira donc jamais de jouer comme des gamines ?

– Hé ! C'est toi qui as fait le code, ma chère. »

Elles s'embrassèrent. Puis Gabrielle recula pour laisser entrer Léone.

« Tu m'excuseras, mais je n'ai pas eu le temps de faire le grand ménage. Ne fais pas attention au désordre, s'il te plaît.

– Ne t'inquiète pas. Je suis aveugle. »

Il était tellement facile de retrouver ses marques, avec elle. Les mêmes situations, les mêmes mots...

Évidemment, il n'y avait aucun désordre en vue. Tout juste, peut-être, une pile de magazines de guingois ou un parapluie mal rangé dans le porte-parapluie. Les excuses de Gabrielle étaient de la sorte qu'on peut aussitôt oublier. Simple coquetterie.

« Un thé, ça te dit ? »

Un thé, toujours. Et du rooibos, pour éviter la théine.

« J'ai du thé rouge. Du rooibos. Tu en veux avec moi ? Tu sais, c'est celui qui ne contient pas de théine.

– Je sais. Va pour un thé. »

Sans cérémonie, Léone enleva son manteau et le suspendit au porte-manteau mural, près de la porte. Puis elle suivit sa sœur vers l’arrière de la maison.

Dans la grande cuisine lumineuse, la bouilloire fumait déjà. Léone était à l'heure, comme toujours avec sa sœur.

« Quoi de neuf, chez toi ? »

Léone aurait pu prédire les paroles de sa sœur. C'était toujours ainsi : le soi-disant désordre, puis le thé, puis les nouvelles de chez toi. La pauvre Gabrielle demandait toujours la même chose, toujours sur le même ton. La réponse importait peu, sans doute : tout était à sa place, le thé était déjà en route, et Gabrielle se moquait pas mal de ce qui se passait chez sa sœur. Sans doute.

« Pas grand chose. Comme chez toi.

– Ah, détrompe-toi ! Il y a du grand nouveau, chez moi.

– Ah ?

– Une autre fois, je te présenterai quelqu'un...

– Quoi ? Non...

– Si. Il s'appelle Francis, et il a...

– Quarante ans de moins que toi ? »

Elles éclatèrent de rire.

« Non. Six seulement. »

Gabrielle trouvait toujours les mots qui fâchent. C'était une sorte de don.

« Un jeune homme, quoi... C'est merveilleux ! Combien de temps que tu es veuve ? Six ans, c'est ça ? »

Gabrielle se rembrunit.

« Sept. Tu... Tu trouves que c'est trop tôt ?

– Bien sûr que non. Tu n'as plus de temps à perdre, à ton âge. »

Gabrielle la dévisagea, puis se détourna pour s'occuper du thé. Léone savait qu'elle l'avait prise en défaut. Déstabilisée, sa sœur en rabattrait un peu sur son côté « la vie est belle. »

« Et toi, côté cœur ? »

Une fois n'est pas coutume, la conversation avait pris un tour inédit. Habituellement, le sens des convenances de sa sœur invitait Léone à passer une demi-heure sur les exploits sportifs ou scolaires de ses petits-enfants.

« Moi ? Calme plat. J'ai passé l'âge, petite sœur.

– Tu crois qu'il y a un âge ?

– On n'est plus des gamines, tu ne crois pas ? Je laisse ça aux jeunes. J'ai assez à faire comme ça.

– Oui. C'est vrai que pour toi, ce n'est pas pareil... »

Léone sentit les poils de ses bras se dresser.

« Tu as les enfants. Et les petits. »

Ma pauvre, pauvre Gabrielle. Aurais-tu enfin compris qu'on ne peut pas tout avoir ?

« Oh oui, ça occupe !

– Viens. Allons parler dans le salon. J'ai fait du feu. Et des biscuits.

– A la cannelle.

– Comment as-tu deviné ? »

Ils sont toujours à la cannelle, Gaby. Toujours.

« Tu aimes bien la cannelle. Je me trompe ?

– Mais non ! Tu me connais tellement bien. Je l'oublie chaque fois. »

On se voit tous les six mois. Ça laisse le temps d'oublier.

Un plateau dans les mains, Gabrielle ouvrit la route. Léone la suivit en détaillant le décor. Rien n'avait changé, en un an. Rien ne changeait jamais.

Avec des petits-enfants, ça serait une autre histoire.

Gabrielle posa le plateau sur la table à thé, devant le bow-window.

« Asseyons-nous, » dit-elle. « Qu'on puisse parler. »

 

*     *     *

 

Gabrielle venait de regarder l'horloge du four, mais elle s'assura qu'elle ne s'était pas trompée. Quatre heures moins cinq. Elle avait cinq minutes avant l'arrivée de sa sœur, toujours ponctuelle.

Elle appuya sur le bouton de la bouilloire électrique, puis retourna dans le salon. Le feu brûlait doucement dans la cheminée, lui procurant une impression de confort bienvenue. Elle avait nettoyé la vitre de l'insert le matin même.

Pour regarder les flammes. C'est apaisant.

Tout avait l'air en ordre.

Sauf ma vessie.

Elle repassa par les toilettes, puis retourna dans la cuisine. La bouilloire trépidait, expulsant un jet de vapeur continu. Gabrielle l'arrêta.

C'est quand même plus pratique quand ça s'arrête tout seul.

« Elle doit avoir un défaut. Il faudrait peut-être que j'en change. »

Sa voix était enrouée. Elle s'éclaircit la gorge. Elle savait que la tension tomberait quand Léone serait là. Mais c'était toujours dans le dernier moment d'attente qui précédait son arrivée qu'elle atteignait son paroxysme.

Le trac. Bon Dieu, qui a le trac avant de prendre le thé avec sa sœur ?

L'horloge affichait maintenant quatre heures moins une. Gabrielle songea qu'elle aurait pu faire le thé d'avance. Léone prenait toujours du rooibos, comme elle.

Mais ça serait impoli.

On frappa au heurtoir, deux fois. Puis trois fois de plus après une courte pause.

Voilà. Comme convenu.

A l'horloge, il était quatre heures pile. Gabrielle se contint et attendit.

Trente secondes. J'aurai l'air moins impatiente.

Elle compta. Mais à quinze, elle se dirigeait déjà vers la porte d'entrée.

« Qui frappe à ma porte ? » demanda-t-elle en ouvrant. « Ami ou ennemi ? »

Gabrielle se revoyait faire de même à la porte de la cuisine, à la ferme, quand leurs parents n'étaient pas là. Léone répondait avec une grosse voix : "c'est l'ogre de Blancval, et je vais te manger !" Puis elle la poursuivait dans toute la maison.

« Ma pauvre, » répondit Léone, en arrêt sur le seuil. « On n'en finira donc jamais de jouer comme des gamines ? »

Gabrielle se raidit, juste un instant.

« Hé ! C'est toi qui as fait le code, ma chère ! »

Ma chère... Qu'est-ce qui me prend ? Comme si c'était une partenaire de bridge !

Elles s'embrassèrent. Léone avait les joues fraîches d'avoir marché sur le front de mer. Et les yeux brillants. Gabrielle recula pour la laisser entrer.

« Tu m'excuseras, » dit-elle en refermant la porte, « mais je n'ai pas eu le temps de faire le grand ménage. Ne fais pas attention au désordre, s'il te plaît. »

Catherine était passée la veille dans toutes les pièces du rez-de-chaussée, poussant les meubles pour aspirer partout. Et Gabrielle elle-même avait soigneusement rangé tout ce qui traînait, c'est à dire peu de chose, le matin même.

« Ne t'inquiète pas, » répondit sa sœur. « Je suis aveugle. »

Ma pauvre...

Jamais Léone ne perdait une occasion de faire allusion à ses malheurs. Il faut dire que, côté santé, elle en avait eu plus que sa part. Un glaucome, dernier aléa en date, avait failli lui faire perdre un œil sept mois plus tôt. Gabrielle refusa de lancer le sujet.

« Un thé, ça te dit ? J'ai du thé rouge, du rooibos. Tu en veux avec moi ? Tu sais, c'est celui qui ne contient pas de théine. »

Léone sourit, fugitivement. Gabrielle se sentit un peu récompensée de ses attentions.

« Je sais. Va pour un thé. »

Léone enleva son manteau et le suspendit au porte-manteau. Déjà, Gabrielle était repartie vers la cuisine. Sa sœur l'y rejoignit.

« Quoi de neuf, chez toi ? »

Question rituelle. On se débarrasse d'abord des corvées. Les neveux, la marmaille. Vite, qu'on puisse parler de ce qui compte. Si on y arrive.

« Pas grand chose, » répondit Léone. « Comme chez toi.

– Ah, détrompe-toi ! Il y a du grand nouveau, chez moi. »

Gabrielle sentit le rouge lui monter aux joues.

Comme une gamine, zut. Est-ce que j'ai vraiment besoin de lui parler de ça ?

« Ah ?

– Une autre fois, je te présenterai quelqu'un... »

Francis. Je te présenterai Francis.

« Quoi ? Non... »

L'air surpris de Léone rassura sa sœur.

« Si. Il s'appelle Francis, et il a...

– Quarante ans de moins que toi ? »

C'était le coup de pied de l'âne, mais Gabrielle éclata de rire avec Léone.

« Non. Six seulement. »

Six ans de moins pour Francis, six de plus pour Henri, comme si ça faisait un équilibre.

« Un jeune homme, quoi... C'est merveilleux ! »

Contre toute attente, Léone avait l'air sincère, charmée. Gabrielle en tira un peu d'assurance.

« Combien de temps que tu es veuve ? Six ans, c'est ça ? »

Léone était un genre d'âne très vindicatif. Gabrielle accusa le coup.

« Sept. Tu... Tu trouves que c'est trop tôt ? »

Chaque fois, elle s'en voulait. Mais chaque fois, néanmoins, elle cherchait l'approbation de sa sœur. Sa grande sœur, qui savait toujours ce qu'il fallait faire, qui avait un avis sur tout.

« Bien sûr que non. Tu n'as plus de temps à perdre, à ton âge. »

Soixante-dix-huit. Tu crois que je l'oublie ?

Gabrielle resta glacée, un instant, attendant la suite. Mais sa sœur garda le reste de son venin pour plus tard. Troublée, Gabrielle se réconforta en versant l'eau bouillante sur les feuilles de thé qu'elle venait d'émietter dans la théière.

« Et toi, côté cœur ? »

Ce n'était pas de la colère, seulement une façon de desserrer la corde qui lui serrait le cou. Elle s'en voulut, à peine ces mots prononcés, mais Léone l'y avait poussée.

« Moi ? Calme plat. »

Trop de venin, peut-être ?

« J'ai passé l'âge, petite sœur.

– Tu crois qu'il y a un âge ?

– On n'est plus des gamines, tu ne crois pas ? »

Et moi, je crois qu'il n'y a pas d'âge.

« Je laisse ça aux jeunes, » reprit Léone. « J'ai assez à faire comme ça. »

Trop à faire pour regarder autour de toi et apprécier ce que tu vois ? Voilà bien où passe la frontière entre nous.

« Oui. C'est vrai que pour toi, ce n'est pas pareil... »

Léone se figea. Gabrielle craignit un instant d'être allée trop loin.

« Tu as les enfants. Et les petits.

– Oh oui ! Ça occupe... »

Léone s'était redressée, soudain. Sa posture, droite et fière, démentait le ton badin de ses dernière paroles.

Tu sais très bien où tu as l'avantage.

Gabrielle posa la théière sur son plateau, avec la passoire, les tasses et le reste.

« Viens. Allons parler dans le salon. J'ai fait du feu. Et des biscuits.

– A la cannelle. »

Ce n'était pas une question. Plutôt un constat, énoncé d'une voix parfaitement neutre.

« Comment tu as deviné ?

– Tu aimes bien la cannelle. Je me trompe ?

– Mais non ! Tu me connais tellement bien. Je l'oublie chaque fois. »

Et je ne suis pas sûre de te connaître aussi bien, moi.

Gabrielle saisit le plateau et quitta la cuisine pour le salon, où elle le posa sur la table à thé, devant le bow-window.

« Asseyons-nous, » dit-elle à sa sœur, qui l'avait rejointe, « qu'on puisse parler. »

Elle laissa Léone s'asseoir la première, à droite de la fenêtre. Les deux chaises, agrémentées de coussins sur l’assise, étaient identiques, mais Léone s'asseyait toujours à droite. Gabrielle prit la chaise de gauche.

« Combien de temps qu'on ne s'est pas vues ? Six mois ? »

Bien sûr, six mois. C'est notre habitude.

« La dernière fois, chez toi, tu venais d'avoir ton problème à l’œil.

– C'est ça.

– Le temps passe vite. Parle-moi de tes enfants. »

Ça aussi, c'est notre habitude. Parler des autres nous évite de parler de nous-mêmes. Comme tout le monde.

« Oh, il n'y a pas grand chose à dire, tu le sais bien.

– Il y a toujours quelque chose à dire. Michel, toujours à Paris ?

– Boulogne-Billancourt, pas Paris. Oui, toujours à Boulogne.

– Et Marianne ?

– A Lille. Tu sais bien. »

Il y avait quelque chose de bizarre dans les réponses de Léone. Habituellement, elle aurait passé cinq minutes sur le cabinet dentaire de son fils. Et cinq autres sur sa fille, quel que soit le sujet.

« Toujours avec son patron ?

– Gabrielle ! Il y a longtemps qu'elle ne travaille plus avec lui. Et il s'appelle François. »

Je le sais. Mais sur le moment, ça m'est venu comme ça.

« Oui, oui. Je m'en souviens, maintenant que tu le dis. Tu crois qu'ils vont se marier ?

– Aucune idée. Tu sais, elle ne me dit pas tout. Et je ne pose pas de questions. »

Menteuse. Ce n'est pas ça qui te retenait, quand tu voulais connaître tous mes secrets de petite fille.

« Et toi, la peinture ?

– J'ai arrêté.

– C'est dommage. Tu avais quand même un...

– Je n'arrivais à rien, tu veux dire ! Au bout de cinq ans, c'est malheureux de ne jamais trouver la bonne couleur, la bonne forme... Alors, on se le prend, ce thé ? »

Léone acquiesça du menton.

La peinture pour voir des gens, toutes les semaines. Pour ne pas penser à Henri. Et pour me donner l'impression de pouvoir toucher un de mes rêves d'enfant.

Gabrielle versa le thé, poussa vers sa sœur le sucrier et le petit pot de lait.

« Sers-toi.

– Et les biscuits ? »

Gabrielle s'aperçut qu'elle les avait laissés dans la cuisine.

« Ah, zut ! Je les ai oubliés, » dit-elle en se levant. « Ne bouge pas, je vais les chercher.

– Avant que le chat les mange ! »

Nestor.

Elle l'avait presque oublié. Ces temps derniers, elle oubliait de plus en plus de choses – qui ressurgissaient ensuite, un peu plus tard, n'importe quand.

« Le chat ? Il est mort. Lui aussi. »

Elle tourna les talons. Léone n'aimait pas les animaux domestiques, seulement les grosses bêtes sur l'écran de sa télévision. Gabrielle craignait qu'elle ne détecte combien la disparition de Nestor l'avait secouée, la secouait encore.

« Tu sais que j'hésite à en prendre un ? Ou un chien, je ne sais pas trop. Il paraît que c'est pas mal pour rester en forme, j'ai lu ça quelque part. »

Dans la cuisine, son abri, son havre, Gabrielle resta un moment immobile devant la table, regardant l'assiette de biscuits sans la voir.

« Ah bon ? »

Dans un sens, la fin de Nestor la secouait davantage que celle de son mari. Sans doute parce que c'était tout récent.

« Oui. Il paraît qu'ils en mettent dans les foyers de vieux, maintenant. Tu te rends compte ? »

Les maisons de retraite, Léone. Ils leur donnent même des nouveaux noms, maintenant, plus guillerets, plus encourageants. Mais c'est quand même là qu'on finira, ma vieille. Et bientôt.

« Je crois que j'ai entendu parler de ça. »

Elle saisit l'assiette aux biscuits, inspira profondément, puis retourna au salon. Sous ce ciel d'hiver, la mer était magnifique. Elle s'assit.

« Goûte-moi ça, Léone.

– Mais je les connais, tes biscuits, » répondit celle-ci en piochant dans l'assiette. « Ils sont excellents.

– Trop cuits, peut-être ? »

Elle les avait oubliés dans le four. Encore un oubli. Mais la sonnerie du compte-minute les lui avait rappelés juste à temps.

« Pas du tout, » dit Léone, avant même de croquer dans celui qu'elle tenait.

Pourquoi tant de politesses ? On se parlait franchement, avant.

« Tu sais... Les chats, dans les résidences du troisième âge, comme ils disent... Il paraît même qu'ils peuvent dire quel est le prochain qui va mourir. Tu te rends compte ?

– Ah oui ? »

Gabrielle cherchait à quand remontait leur dernière discussion franche et sérieuse. Les chats extralucides ne l'intéressaient pas. Pas aujourd'hui. Pas maintenant.

« Oui. Il paraît que, quand ils vont tout le temps se coucher sur le lit du même vieux, c'est qu'il n'en a plus pour longtemps. »

Quand Stéphanie a perdu son petit, peut-être. Non, je crois que ça, on n'en a jamais parlé. Ou juste comme ça, en passant.

« Finalement, peut-être qu'il vaudrait mieux que je prenne un chien.

– Peut-être. »

A la mort de Papa, ça oui, on a parlé sérieusement. Mais depuis ? Ça ne fait tout de même pas trente ans qu'on se fait des politesses !

« Quoique, tu sais, les chiens... Il y a des tas d'histoires de chiens qui hurlent quand leur maître s'en va. »

S'il y a bien une circonstance où on parle, c'est le deuil. La naissance aussi, mais d'abord le deuil. Ça ouvre les cœurs. Et les portes qu'on croyait verrouillées.

« Tu te souviens de l'enterrement de Papa ? »

Léone se figea, sa tasse au bord des lèvres.

« Pourquoi tu me demandes ça ? »

 

*     *     *

 

Léone s'assit la première, à droite. De là, elle pouvait apercevoir les cheminées et les tuyauteries de la raffinerie, ce qui la rassurait. De l'autre côté, il n'y avait rien à voir. Seulement la mer du Nord.

« Combien de temps qu'on ne s'est pas vues ? » demanda Gabrielle en s'asseyant à son tour. « Six mois ? »

Ça fait toujours six mois, tu le sais bien. Chez toi en novembre, chez moi en mai. C'est réglé, une fois pour toutes.

« La dernière fois, chez toi, tu venais d'avoir ton problème à l'œil. »

J'ai cru que j'allais devenir aveugle. Bon Dieu, une vieille aveugle plus capable de rien faire toute seule !

« C'est ça.

– Le temps passe vite. Parle-moi de tes enfants. »

Question rituelle. Est-ce que tu t'y intéresses vraiment ?

« Oh, il n'y a pas grand chose à dire, tu le sais bien.

– Il y a toujours quelque chose à dire. Michel, toujours à Paris ?

– Boulogne-Billancourt, pas Paris. Oui, toujours à Boulogne. »

Avec son golf, sa poupée Barbie et sa Jaguar. Dans cet ordre.

« Et Marianne ? »

Un coup de fil le dimanche. Tout va bien. Toujours.

« A Lille. Tu sais bien.

– Toujours avec son patron ? »

C'était la flèche du coche. Venait toujours un moment où, involontairement sans doute, Gabrielle retrouvait les réflexes de sa jeunesse. Sous la vieille dame bien peignée transparaissait alors la langue de vipère qu'elle était autrefois.

« Gabrielle ! Il y a bien longtemps qu'elle ne travaille plus avec lui... Et il s'appelle François. »

Une grande histoire d'amour. Pour ce que j'en sais.

« Oui, oui. Je m'en souviens, maintenant que tu le dis. Tu crois qu'ils vont se marier ?

– Aucune idée. Tu sais, elle ne me dit pas tout. Et je ne pose pas de questions. »

Enfin, ce sont surtout les réponses, qui manquent. Non seulement ma fille ne me dit pas tout, mais en plus j'ai l'impression qu'elle m'en cache pas mal. Mais, est-ce que j'ai vraiment envie de parler de ça avec toi, Gaby ?

« Et toi, la peinture ?

– J'ai arrêté.

– C'est dommage. Tu avais quand même un...

– Je n'arrivais à rien, tu veux dire. Au bout de cinq ans, c'est malheureux de ne jamais trouver la bonne couleur, la bonne forme... »

Tu avais quand même un coup de patte, j'en reste persuadée. Mais aussi des goûts de chiotte pour les couleurs. Oui, finalement, il valait peut-être mieux arrêter.

« Alors, on se le prend, ce thé ? »

Léone acquiesça du menton. Gabrielle versa le thé, sans trembler. Puis elle poussa vers sa sœur le sucre et le lait.

« Sers-toi. »

Il manquait les biscuits, que Gabrielle n'avait pas mis sur le plateau. Ses petits bouts de carton à la cannelle devaient être encore dans leur assiette, sur la table de la cuisine.

Espérons que le chat n'y aura pas touché.

« Et les biscuits ? »

Gabrielle ouvrit de grands yeux étonnés, contemplant la table comme si elle la découvrait.

« Ah zut ! Je les ai oubliés. Ne bouge pas, je vais les chercher.

– Avant que le chat les mange ! »

Gabrielle se figea, comme si une idée venait littéralement de la frapper.

« Le chat ? Il est mort. Lui aussi. »

Puis elle s'enfuit vers la cuisine.

Même si Léone s'y attendait, même si elle savait que ça viendrait à un moment ou un autre, l'allusion aux nombreux deuils de Gabrielle l'horripilait. Le chat était mort, et alors ? Henri-le-mari-parfait était mort, et alors ?

Moi, ça fait trente-deux ans que je suis tombée veuve, petite sœur. Et cette route-là finit par t'user...

« Tu sais que j'hésite à en prendre un ? » dit-elle un peu fort, pour que ses paroles atteignent la cuisine. « Ou un chien, je ne sais pas trop. »

Pourquoi lui dire ça ? Je n'ai même pas fini de me poser la question, alors la réponse...

« Il paraît que c'est un bon truc pour rester en forme, j'ai lu ça quelque part.

– Ah bon ? » fit la voix étouffée de Gabrielle.

Oui, forcément, pour toi la question ne se pose pas. Toi, tu galopes comme un poulain. Comment quatre ans d'écart peuvent-ils faire autant de différence, à nos âges ?

« Oui, » reprit Léone. « Il paraît qu'ils en mettent dans les foyers de vieux, maintenant. Tu te rends compte ?

– Je crois que j'ai entendu parler de ça. »

Gabrielle revint de la cuisine, l'assiette de biscuits à la main. Elle la posa sur la table et se rassit.

« Goûte-moi ça, Léone. »

Les biscuits étaient exactement les mêmes qu'à chaque fois. Même taille. Même forme. Même couleur.

« Mais je les connais, tes biscuits ! »

Léone en prit un dans l'assiette.

« Ils sont excellents.

– Trop cuits, peut-être ?

– Pas du tout, » répondit Léone avant même d'y avoir goûté.

Elle espéra que Gabrielle n'y verrait que du feu. Ils avaient le goût d'un bout de carton qui a eu chaud. Pas pire que d'habitude. Pas de quoi en discuter. Léone n'aimait pas parler cuisine, domaine un peu étrange et mystérieux dont Gabrielle, elle, semblait avoir toutes les clés.

Sauf pour les biscuits.

« Tu sais... Les chats, dans les résidences du troisième âge, comme ils disent... Il paraît même qu'ils peuvent dire quel est le prochain qui va mourir. Tu te rends compte ?

– Ah oui ? »

Le manque de conviction de Gabrielle n'alerta pas Léone. Quand elle était lancée sur un sujet qui l'intéressait, plus rien ou presque ne pouvait la freiner.

« Oui. Il paraît que, quand ils vont tout le temps se coucher sur le lit du même vieux, c'est qu'il n'en a plus pour longtemps. Finalement, peut-être qu'il vaudrait mieux que je prenne un chien.

– Peut-être.

– Quoique, tu sais, les chiens... Il y a des tas d'histoires de chiens qui hurlent, quand leur maître s'en va. »

Même à distance. Mais c'est quand même moins fort que de prévoir la mort de quelqu'un.

« Tu te souviens de l'enterrement de Papa ? »

Du coq à l'âne. Léone fut un peu désarçonnée par la question de Gabrielle.

« Pourquoi tu me demandes ça ?

– Parce que ça me paraît loin.

– Avril 1983. Même pas un an après Jérôme.

– Excuse-moi de te faire penser à ça. »

A Léone, c'était une période qui ne semblait pas loin du tout. Ces trente et quelques années avaient passé très vite, empêchant les plaies de cicatriser. Mais c'était moins simple que ça, car en revanche, elle avait oublié le son du rire de Jérôme. Et son odeur, aussi.

Pas cicatrisées. Mais je suis sous anesthésie.

« Il n'y a pas de mal, Gaby. Et puis, on peut parler de tout entre sœurs, non ? »

Non.

« Oui, bien sûr, » répondit Gabrielle. « On peut se parler franchement, aussi.

– Bien entendu... Tu trouves qu'on est trop polies ? »

Gabrielle rit. Un rire forcé qui n'avait rien d'amusé. Un aveu.

« Trop polies pour être honnêtes, oui. »

Où veux-tu en venir ? Qu'est-ce que tu me caches ?

« Allez, » reprit Gabrielle, « je me jette à l'eau : qu'est-ce qui t'arrive, Léone ? Depuis que tu es arrivée, je te sens tendue, mal à l'aise... »

Mal à l'aise chez toi, frangine. Ce n'est pas une nouveauté. Nous vivons des vies très différentes, de manière très différente. Et malgré nos liens, malgré notre enfance, on ne pourra plus jamais en parler sans tricher. Le voilà, le malaise : je n'aime pas tricher.

« Je ne vois pas ce que tu veux dire. Peut-être que je pense à autre chose, et ça se voit.

– Quoi d'autre, Léone ? Rien de grave, j'espère... »

Oui, quoi d'autre ? Devrais-je en parler – ou attendre ?

« Non, rassure-toi. Rien de grave... Pourquoi tu me parlais de l'enterrement de Papa, tout à l'heure ?

– Oh ! Juste une pensée, qui m'est venue...

– Laquelle ?

– Tu ne crois pas qu'on dissimule beaucoup de choses ? Tu crois que quelqu'un d'autre peut savoir vraiment ce qu'on vit, sans zones d'ombre ? »

Jérôme. C'était comme ça avec Jérôme.

« C'est rare, les moments où on laisse tomber le camouflage. Les moments où on est vraiment soi-même. Les moments où on montre son vrai visage.

– Tu prêches une convertie.

– Et je crois qu'aux obsèques de Papa, c'était un moment comme ça. »

Pourquoi pas celles d'Henri ?

Gabrielle avait les yeux brillants et un sourire désolé. Léone la voyait déjà partir en vrac, fondre en larmes, se ratatiner sur sa chaise, lui jouer la grande scène du souvenir mouillé.

Gabrielle s'essuya les yeux.

« Non. J'ai décidé de ne pas pleurer. »

Eh bien, c'est efficace...

« Ça ne me dérange pas. Si tu en as besoin...

– Pourquoi ne nous disons-nous pas ce qui est important ? »

De bonnes grosses larmes dévalaient les joues de Gabrielle. Léone trouvait ça agaçant, mais ne dit rien. Elle regarda la raffinerie, par la fenêtre, avant de revenir à sa sœur.

« Ce qui est important pour toi, ou ce qui est important pour moi ?

– Ce n'est pas la même chose ? »

Je ne crois pas, non.

« Sûrement pas tout, en tout cas. On n'a pas la même vie, toi et moi.

– Mais on vient du même endroit. On avait la même vie.

– Même ça, je n'en suis pas sûre, tu sais. Déjà, quand on était jeunes, on ne voyait pas les choses de la même façon.

– Tu crois que ça fait tant de différence, quatre ans d'écart ?

– Quand on en a douze, ou vingt, certainement ! »

Au moins, Gabrielle avait cessé de pleurer.

« On a quand même vécu des choses, ensemble. Et aussi des choses qui se ressemblaient, quand on n'était plus ensemble. »

Mon Jérôme et ton Henri ? Rien de commun, ma petite. On ne cherchait pas la même chose. A toi l'homme fort pour diriger ta vie, à moi... Un complice. Un égal.

« Tu penses à quoi ? » demanda Léone.

« Je ne sais pas, moi... On s'est mariées. On a acheté une maison. Tout ça, quoi. »

Et ça s'arrête là, non, pour les points communs ?

« On a perdu nos maris. »

Evidemment. Mais moi, j'avais cinquante ans, pas soixante-dix !

Léone haussa les épaules.

« Tu ne crois pas que ça devrait nous rapprocher, Léone ?

– Si, certainement. Mais tout ça ne change rien, tu sais : il y a trop longtemps qu'on les garde pour nous, nos bonheurs, nos malheurs.

– On pourrait essayer de changer ça. »

Pour quoi faire ?

« On pourrait toujours essayer, oui. »

Et ça ne nous mènerait nulle part. Mais, au moins, ça te donne le sourire.

« On parlait de Papa, tout à l'heure...

– Pas on, tu. Et alors ?

– Tu te souviens de tout, toi ? »

Non. Surtout des moments les plus pénibles de ma vie.

« Bien sûr que non. C'est loin, tout ça. »

Mais toi, ma petite Gaby, tu te souviens évidemment de la moindre parcelle de ton bonheur de petite fille, hein ?

« Oh oui, c'est loin ! L'autre soir, je pensais à la ferme, et je ne me suis pas souvenue de la couleur du mur, dans la cuisine. Tu sais, celui qu'il avait repeint quand il avait un bras dans le plâtre... Impossible de m'en souvenir. Moi qui avais si bonne mémoire !

– Le temps passe, qu'est-ce que tu veux... »

Il était blanc, ce sacré mur. Comme les autres. La cuisine était blanche et Maman avait déjà les cheveux gris. Enfin, je crois.

« Oui, mais avant, je me souvenais de tout ça.

– Ça s'appelle vieillir.

– Peut-être, mais il y a un moment que je suis vieille. Et je me souviens de tout, habituellement.

– Ça t'inquiète ?

– Non, non... C'est juste que je voudrais garder mes meilleurs souvenirs. Je préfère oublier les mauvais. »

Parce que tu crois qu'on choisit, toi ?

 

*     *     *

 

Il y avait quelque chose de vif et vigilant, derrière les dehors tranquilles, presque froids, de Léone. Et quand elle avait posé la question, Gabrielle avait cru voir quelque chose bouger, dans les yeux de sa sœur. Une étincelle ? Elle n'avait pas envie d'assister à une des colères de sa sœur. Elle en avait vu suffisamment, jadis.

« Parce que ça me paraît loin, » répondit-elle.

Parfois, je parle trop vite. Je sais.

« Avril 1983. Même pas un an après Jérôme. »

Evidemment. Moi, je pense à Papa. Je suis égoïste.

« Excuse-moi de te faire penser à ça.

– Il n'y a pas de mal, Gaby. Et puis, on peut parler de tout, entre sœurs. Non ? »

En es-tu si certaine ? Il y a tellement de choses dont tu ne m'as jamais parlé. Comme si j'étais une étrangère.

« Oui, bien sûr. On peut se parler franchement, aussi. »

Pas comme des étrangères.

« Bien entendu, » répondit Léone. Tu trouves qu'on est trop polies ? »

Gabrielle rit. Mais ça ne la faisait pas rire.

« Trop polies pour être honnêtes, oui... Allez, je me jette à l'eau : qu'est-ce qui t'arrive, Léone ? Depuis que tu es arrivée, je te sens tendue, mal à l'aise... »

C'est dit.

Léone resta un instant silencieuse. Gabrielle la vit presque distinctement aller et venir en pensée, chercher la bonne réponse. Un peu tard, elle craignit que la colère de sa sœur éclate.

« Je ne vois pas ce que tu veux dire, » répondit enfin celle-ci. « Peut-être que je pense à autre chose, et ça se voit.

– Quoi d'autre, Léone ? Rien de grave, j'espère...

– Non, rassure-toi. Rien de grave. »

Gabrielle n'en était pas plus convaincue.

« Pourquoi tu me parlais de l'enterrement de Papa, tout à l'heure ? »

Changement de sujet. On éloigne ce qui fâche.

« Oh ! Juste une pensée, qui m'est venue...

– Laquelle ? »

Ce n'était plus le moment d'hésiter. Gabrielle avait la sensation d'avoir déjà ouvert la voie.

« Tu ne crois pas qu'on dissimule beaucoup de choses ? Tu crois que quelqu'un d'autre peut savoir vraiment ce qu'on vit, sans zones d'ombre ?

– C'est rare, les moments où on laisse tomber le camouflage. Les moments où on est vraiment soi-même. Les moments où on montre son vrai visage.

– Tu prêches une convertie.

– Et je crois qu'aux obsèques de Papa, » reprit Léone, « c'était un moment comme ça. »

Soudain, leurs pensées se rejoignaient. Comme dans un rêve. Une vague d'émotion submergea Gabrielle. Elle s'essuya précipitamment les yeux.

« Non, » dit-elle. « J'ai décidé de ne pas pleurer. »

Trop tard, ma fille !

« Ça ne me dérange pas, » dit Léone. « Si tu en as besoin... »

Quel joli mensonge. Bien poli, pour le coup. Je sais très bien que tu détestes ça. Quand nous étions enfants, tu me frappais quand je me laissais aller. Tu ne sais même pas ce que c'est que montrer ses émotions.

Gabrielle sentait les larmes couler sur ses joues. Tout était devenu flou.

« Pourquoi ne nous disons-nous pas ce qui est important ? »

Gabrielle s'essuya les yeux dans sa manche. Léone, gênée, regardait par la fenêtre.

« Ce qui est important pour toi, » répondit-elle en dévisageant Gabrielle, « ou ce qui est important pour moi ?

– Ce n'est pas la même chose ?

– Sûrement pas tout, en tout cas. On n'a pas la même vie, toi et moi. »

Léone n'avait plus l'air du tout ni distante, ni passive. Quoi que devienne cette conversation, Gabrielle aurait au moins la satisfaction d'avoir arraché un moment de sincérité à sa sœur.

« Mais on vient du même endroit, » répliqua-t-elle. « On avait la même vie.

– Même ça, je n'en suis pas sûre, tu sais. Déjà, quand on était jeunes, on ne voyait pas les choses de la même façon. »

La poupée de chiffon pour toi, celle en porcelaine pour moi. Je connais ta version, Léone.

« Tu crois que ça fait tant de différence, quatre ans d'écart ?

– Quand on en a douze ou vingt, certainement ! »

La Léone cinglante sortait de son trou. Gabrielle ne trouvait pas ça agréable, mais au moins elles avaient une conversation. Un échange.

« On a quand même vécu des choses, ensemble. Et aussi des choses qui se ressemblaient, quand on n'était plus ensemble.

– Tu penses à quoi ?

– Je ne sais pas, moi... On s'est mariées. On a acheté une maison. »

Ça ne faisait pas beaucoup.

« Tout ça, quoi... On a perdu nos maris. »

Léone haussa les épaules. Gabrielle prit cela pour un geste de la main balayant ses pauvres arguments. Mais elle ne voulait pas en rester là.

« Tu ne crois pas que ça devrait nous rapprocher, Léone ?

– Si, certainement. Mais tout ça ne change rien, tu sais : il y a trop longtemps qu'on les garde pour nous, nos bonheurs, nos malheurs.

– On pourrait essayer de changer ça.

– On pourrait toujours essayer, oui. »

Gabrielle sourit, avec l'impression d'avoir marqué un point.

« On parlait de Papa, tout à l'heure, » reprit-elle.

« Pas on, tu. Et alors ?

– Tu te souviens de tout, toi ?

– Bien sûr que non. C'est loin, tout ça. »

Comme si ça ôtait leur importance aux choses. Le temps les nivelle et les atténue, Léone, il ne leur enlève pas leur sens.

« Oh oui, c'est loin ! L'autre soir, je pensais à la ferme, et je ne me suis pas souvenue de la couleur du mur, dans la cuisine. Tu sais, celui qu'il avait repeint quand il avait un bras dans le plâtre... Impossible de m'en souvenir. Moi qui avais si bonne mémoire !

– Le temps passe, qu'est-ce que tu veux... »

Comme si ça résolvait le problème.

Gabrielle tâtonnait, ne sachant comment amener le sujet.

« Oui, mais avant, je me souvenais de tout ça.

– Ça s'appelle vieillir. »

Une bonne vieille formule et basta ! Ma chère sœur aime les solutions simples, même quand le problème est compliqué.

« Peut-être, mais il y a un moment que je suis vieille. Et je me souviens de tout, habituellement.

– Ça t'inquiète ? »

Oh oui ! J'ai tellement peur, Léone...

« Non, non... C'est juste que je voudrais garder mes meilleurs souvenirs. Je préfère oublier les mauvais.

– Parce que, si ça t'inquiète, il y a des médecins pour ça. »

Si tu savais... Je crois que je préfère ne pas savoir.

« Des médecins pour rafistoler les souvenirs ? Si en plus ils savent transformer les mauvais en bons, ils doivent avoir une sacrée clientèle !

– Je ne parlais pas de ça, Gaby. Je...

– Je sais de quoi tu parlais. »

Gabrielle l'avait coupée sèchement. Léone la dévisagea, l'air de se faire du souci. Gabrielle craignit de la laisser parler.

« Tu veux que je refasse du thé ?

– Non. Reste là. On parle, pour une fois. »

Elles parlaient, c'est vrai. Elles parlaient d'elles-mêmes.

Elles avaient si souvent passé leur rendez-vous semestriel à se donner des nouvelles de la famille, de la maison, voire de ce qui passait à la télévision... Bien qu'elle en soit un peu étonnée, et légèrement inquiète de la tournure que la discussion pouvait prendre, de ce qui pourrait en résulter, Gabrielle était presque heureuse.

Elle resta donc assise, regardant sa sœur grignoter un des derniers biscuits.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda Léone en s'immobilisant.

Gabrielle sourit. Sa sœur avait l'air d'un oiseau qui guette le chat.

« Rien. Je suis contente que tu sois venue.

– Moi aussi, Gaby. D'ailleurs, à propos de mémoire, j'ai quelque chose à te demander. »

 

*     *     *

 

« Parce que, » dit Léone, « si ça t'inquiète, il y a des médecins pour ça.

– Des médecins pour rafistoler les souvenirs ? Si en plus ils savent transformer les mauvais en bons, ils doivent avoir une sacrée clientèle ! »

Bien que cette idée soit plaisante, la plaisanterie ressemblait trop à une tentative de détourner la conversation.

« Je ne parlais pas de ça, Gaby. Je...

– Je sais de quoi tu parlais. »

Gabrielle l'avait coupée sèchement, Léone en était tout étonnée. Le vernis de convenances et de politesse longuement patiné par sa sœur tendait à se craqueler, aujourd'hui. Il y avait de quoi se poser des questions.

Est-ce que je devrais m'inquiéter pour elle ?

« Tu veux que je refasse du thé ? » demanda Gabrielle.

Et que tu te réfugies dans ta cuisine, à l'abri ?

« Non. Reste là. On parle, pour une fois. »

Léone reprit un biscuit. Ils n'étaient pas très bons, mais elle avait faim. Et il n'en restait que trois dans l'assiette.

Gabrielle la regardait grignoter. Fixement.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » s'inquiéta Léone.

« Rien. Je suis contente que tu sois venue. »

Léone savait qu'à un moment ou un autre, il faudrait qu'elle se jette à l'eau. Qu'elle demande. Depuis son arrivée, elle ne cherchait – à contre-coeur – qu'un moment favorable. Et dans cette atmosphère soudain apaisée, le moment était venu.

« Moi aussi, Gaby. »

Allez, plonge !

« D'ailleurs, à propos de mémoire, j'ai quelque chose à te demander. »

Au sourire de Gabrielle, succéda une expression inquiète. Elle regardait vers sa cuisine.

Eh non, ma petite ! Je ne te laisserai pas aller faire du thé.

« Oui ?

– Une faveur, Gaby. »

L'inquiétude quitta le regard de Gabrielle.

« Dis-moi de quoi il s'agit.

– Est-ce que je t'ai déjà parlé de Bertrand, le compagnon de Stéphanie ?

– Ta petite-fille ? Non. Elle va bien, depuis... »

Aussi bien que possible. Ça ira mieux si elle retombe enceinte.

« Pas vraiment, tu t'en doutes. Mais elle est forte.

– Perdre son bébé à vingt-huit semaines, c'est horrible.

– Elle surmontera ça. »

Elle n'a pas le choix. C'est cruel, c'est dur, c'est triste... C'est tout ce que tu veux, mais elle vivra avec ça. Malgré ça.

« Sauf si elle n'y parvient pas, » répondit Gabrielle. « Il y a des femmes qui ne peuvent pas mener une grossesse à terme. »

Ma pauvre Gabrielle.

Soudain, Léone crut comprendre pourquoi toute cette affaire, l'emprunt des carnets, la gênait tellement. Ce n'était pas la faveur qu'elle devait demander à sa sœur, ou si peu. C'était Stéphanie.

Et Gaby.

« Je sais. Ça arrive... Mais j'espère que ce ne sera pas son cas.

– Tu sais, la médecine a fait d'énormes progrès, depuis les années soixante. Il ne faut pas trop s'inquiéter. »

Gabrielle souriait d'un air compatissant. C'était tout ce que Léone détestait. Mais elle ne pouvait s'empêcher de trouver sa sœur magnifique, sur le coup.

D'où sors-tu tant de prévenance, tant de bonté ?

« C'est gentil de dire ça, Gabrielle.

– Je le pense, c'est tout. Revenons à... Bertrand, c'est ça ?

– C'est ça.

– Eh bien ? »

La grande bourgeoise était de retour. Comme dynamisée par l'évocation indirecte de ses propres malheurs, Gabrielle dominait la situation. Léone détestait ça.

« Bertrand est chercheur. En Histoire.

– Oui ? »

Arrête ça, Gaby. Je ne suis pas la cul-terreuse en audience chez Madame la baronne.

« Et il travaille sur la guerre de Quarante. Et plus particulièrement sur la défaite, l'armistice.

– Ah ? »

Ne me dis pas que tu ne me vois pas venir...

« Alors, évidemment, Stéphanie lui a parlé des carnets de Papa.

– Et ? »

Léone était très étonnée. Sa sœur ne semblait tout simplement pas comprendre. Gabrielle ne voyait pas de quoi elle parlait, en fait.

« Et Bertrand voudrait les lire. Peut-être même les scanner, comme ils disent, tu sais, pour les avoir sur son ordinateur. Comme ça, plus de risque d'abîmer les carnets ensuite.

– Ah oui, ça me paraît très bien. »

Vas-tu te réveiller, Gaby ?

« Mais... Bref, tu te souviens sûrement que je n'en ai que la moitié, des carnets. »

Gabrielle la regardait en souriant. Sans comprendre.

Bon Dieu ! Si tu pouvais m'éviter tout ce cirque...

« L'autre moitié, Gabrielle, c'est toi qui l'as. On avait fait comme ça, à la mort de Papa. »

Soudain, Gabrielle revint à elle.

« Tu disais quoi ? »

Il suffit d'évoquer ton papa chéri, hein ? Ça marche à tous les coups.

« Je disais qu'évidemment, pour que ça ait un sens, il faudrait que Bertrand les lise tous. Les tiens aussi.

– Je suis d'accord.

– Bien sûr, c'est évident. Et puis, il pourrait en même temps tout enregistrer. Comme ça, après, on pourrait avoir toutes les deux une copie de tous les carnets.

– Ça me paraît bien. Tu veux que j'aille les chercher ? »

Léone crut avoir mal entendu.

« Co... Comment ?

– Je te demande si tu les veux tout de suite. A moins que ce garçon veuille venir les chercher lui-même ? »

 

*     *     *

 

C'était aussi soudain qu'une crise de panique. Son cœur s'emballa. Elle regarda vers la porte de la cuisine, prête à partir en courant.

« Oui ? » demanda-t-elle, la gorge serrée.

« Une faveur, Gaby. »

Si ce n'était que ça ! Gabrielle avait la sensation d'avoir échappé à un grand danger.

Non, Léone. Tu ne m'emmèneras pas chez le neurologue.

« Dis-moi de quoi il s'agit.

– Est-ce que je t'ai déjà parlé de Bertrand, le compagnon de Stéphanie ? »

Quelle histoire terrible. Tellement familière.

« Ta petite-fille ? Non. Elle va bien, depuis...

– Pas vraiment, tu t'en doutes. Mais elle est forte. »

Il vaudrait mieux. Bienvenue dans ce monde cruel...

« Perdre son bébé à vingt-huit semaines, c'est horrible !

– Elle surmontera ça. »

Léone la grande. Léone la dure. Mais tu crois vraiment qu'on s'y laisse prendre, quand tu fais celle que rien ne bouscule ? Il y a trop longtemps qu'on se connaît. Et ça, ça n'a pas changé !

« Sauf si elle n'y parvient pas. Il y a des femmes qui ne peuvent pas mener une grossesse à terme. »

Tellement simple à dire. Presque facile.

Léone avait l'air ému. Gabrielle se demanda si elle n'y était pas allée trop fort.

« Je sais, » dit sa sœur. « Ça arrive... Mais j'espère que ça ne sera pas son cas. »

Moi aussi, Léone. Je n'aurais pas dû dire ça.

« Tu sais, la médecine a fait d'énormes progrès, depuis les années soixante. Il ne faut pas trop s'inquiéter. »

Gabrielle sourit, encourageante.

« C'est gentil de dire ça, Gabrielle.

– Je le pense, c'est tout. Revenons à... Bertrand, c'est ça ?

– C'est ça.

– Eh bien ? »

Léone se tendit sous les yeux de Gabrielle.

« Bertrand est chercheur. En Histoire...

– Oui ? »

Léone se tortillait sur sa chaise, mal à l'aise. Gabrielle le voyait. Mais comment aurait-elle pu l'aider à parler, si ce qu'elle avait à dire la gênait tant que ça ?

« Et il travaille sur la guerre de Quarante. Et plus particulièrement sur la défaite, l'armistice.

– Ah ?

– Alors, évidemment, Stéphanie lui a parlé des carnets de Papa. »

C'était logique, bien sûr. Tous les soldats du monde, tous les officiers ne devaient pas passer toutes leurs soirées à noter leurs impressions sur ce qu'ils vivaient. Qu'un historien s'y intéresse était flatteur. Même s'il n'y trouverait pas grand chose de nouveau.

« Et ? » répondit-elle machinalement.

A la mort de leur père, Gabrielle et Léone s'étaient partagé les carnets. C'était idiot, mais elles en voulaient chacune leur part. Gabrielle les aurait bien tous gardés, un lot de choix parmi tout ce qu'elle conservait de lui, mais Léone avait exigé d'en avoir sa part.

« Et Bertrand voudrait les lire, » reprit Léone. « Peut-être même les scanner, comme ils disent, tu sais, pour les avoir sur son ordinateur. Comme ça, plus de risque d'abîmer les carnet ensuite. »

Avec leur arrangement, chacune d'elles avait reçu neuf carnets. Chacune d'entre elles n'avait plus pu lire que la moitié de l'histoire. Si quelqu'un voulait, pouvait les réunir...

« Ah oui, ça me paraît très bien. »

Avec leurs ordinateurs, de nos jours, ils pouvaient certainement imprimer ce qu'ils avaient. Cléo, la petite du groupe peinture, parlait toujours des photos de ses petits-enfants, qu'imprimait son mari.

« Mais... Bref, tu te souviens sûrement que je n'en ai que la moitié, des carnets. »

Pensant aux petits monstres de Cléo, des enfants vraiment moches, et à la fierté de leur grand-mère, Gabrielle sourit.

« L'autre moitié, Gabrielle, c'est toi qui l'as. »

Les petits étaient moches, et les parents aussi. Et mal habillés. Mais Cléo avait l'air tellement fier !

« On a fait comme ça, à la mort de Papa. »

Les derniers mots de Léone tirèrent brutalement Gabrielle de ses songes.

« Tu disais quoi ?

– Je disais qu'évidemment, pour que ça ait un sens, il faudrait que Bertrand les lise tous. Les tiens aussi. »

C'était logique.

« Je suis d'accord.

– Bien sûr, c'est évident. Et puis, il pourrait en même temps tout enregistrer. Comme ça, après, on pourrait avoir toutes les deux une copie de tous les carnets. »

Exactement ce à quoi je pensais. Ce Bertrand doit être assez jeune pour savoir faire ce que fait le mari de Cléo.

« Ça me paraît bien. Tu veux que j'aille les chercher ?

– Co... Comment ? »

Pourquoi prends-tu cet air choqué ? Tu croyais que je dirais non ?

« Je te demande si tu les veux tout de suite. A moins que ce garçon veuille venir les chercher lui-même ? »

Ce serait mieux. Mais je ne veux pas faire celle qui ergote, avec ses exigences passées de mode...

« Tu préférerais ?

– Non. Ce n'est pas important.

– Alors je veux bien les emmener.

– Comme ça, ils seront plus vite revenus. »

Combien de temps fallait-il pour photographier toutes les pages ? Gabrielle imaginait qu'il faudrait bien un mois ou deux. Surtout si ce jeune homme avait autre chose à faire, ce qui était probable.

« C'est sûr, » acquiesça Léone. « Je lui demanderai de te les ramener lui-même, tiens. »

Ce serait bien de sa part, oui. Mais j'ai une meilleure idée...

« Non. Le mieux, ce serait que tu viennes prendre le thé.

– Tu crois ? Tu préfères ?

– Tu te rends compte ? On pourrait se voir trois fois, cette année ! »

Elles échangèrent un sourire. Puis Gabrielle se leva.

« Bon. Je vais te les chercher.

– Tu veux que je vienne ? »

Léone fit mine de se lever.

« Non. Reste là. »

Gabrielle aurait voulu utiliser un ton moins coupant, moins autoritaire, mais c'était sorti comme ça. Elle tourna les talons, masquant sa confusion.

Personne n'entrait dans son sanctuaire. Sauf Henri. Bien sûr, Catherine pouvait y faire le ménage, mais seulement en sa présence. Henri la taquinait, à ce sujet. « Tu crois vraiment que toutes ces vieilleries peuvent l'intéresser ? » disait-il. Il avait certainement raison, mais ça ne changeait rien.

Gabrielle quitta le salon et traversa le hall pour atteindre le pied de l'escalier.

« Tu es sûre ? » fit la voix de Léone, venant du salon.

« J'en ai pour une minute, » répondit-elle avant de monter.

 

*     *     *

 

Pour Léone, c'était la moindre des choses. Jouer le rôle d'intermédiaire la gênait déjà assez, alors s'il lui fallait en plus assurer le transport ! Elle imaginait qu'on lui vole son sac à main, dans le bus. Elle imaginait la scène de Gabrielle, si elle perdait les précieuses reliques. Oui, Bertrand aurait pu venir les chercher lui-même.

« Tu préférerais ?

– Non. Ce n'est pas important. »

D'un autre côté, Gabrielle pouvait changer d'avis, le temps que Bertrand vienne. Ou bien, il pourrait lui déplaire, avec sa barbe hirsute et ses interminables monologues. Non, il valait mieux profiter de l'occasion, de la surprenante générosité de sa sœur.

« Alors, je veux bien les emmener.

– Comme ça, ils seront plus vite revenus. »

Ça, c'était encore à voir. Il y avait chez ce garçon un mélange de nonchalance et de surmenage tel qu'on le trouvait toujours en retard. Ses promesses avaient souvent bien du mal à se concrétiser.

« C'est sûr, » acquiesça Léone. « Je lui demanderai de te les ramener lui-même, tiens.

– Non. Le mieux, ce serait que tu viennes prendre le thé. »

Holà, c'est que nos vieilles habitudes vont en prendre un coup...

« Tu crois ? Tu préfères ?

– Tu te rends compte ? On pourrait se voir trois fois, cette année ! »

Léone répondit au sourire de sa sœur, ce qui ne l'empêchait pas de redouter comment tout ça finirait. En brouille, sans doute. Comme à chaque fois qu'elles se voyaient trop.

Gabrielle se leva.

« Bon. Je vais te les chercher.

– Tu veux que je vienne ? » demanda Léone en commençant à se lever.

« Non. Reste là. »

C'était le ton autoritaire de la femme du notaire. Léone avait toujours détesté cette femme-là chez sa sœur.

Gabrielle s'en alla, quittant le salon.

« Tu es sûre ? » demanda Léone par acquit de conscience.

« J'en ai pour une minute, » répondit la voix lointaine de Gabrielle, déjà dans l'escalier.

Rares étaient les occasions où Léone avait pu explorer le premier étage de cette maison. Le second étage plus encore. Les visites à sa sœur ne comprenaient pas de visite guidée. Elle s'en fichait, mais les secrets de Gabrielle l'horripilaient. Elle ne savait même pas si la chambre de sa sœur lui ressemblait – ou plutôt à Henri.

Elle regarda dehors. La nuit commençait à tomber sur la promenade. Les mille lumières de la raffinerie, au loin, formeraient bientôt un chapelet dans le noir, en contrepoint aux lampadaires alignés le long de la plage.

Une sorte d'arbre de Noël.

Il commençait à faire sombre dans le salon aussi. Dans la cheminée, les deux énormes bûches qu'elle avait vues à son arrivée n'étaient plus que braises, rougeoyant à peine. Mais elle préférait rester dans la pénombre qu'allumer le lampadaire.

Je suis sûre que Gaby allumera en redescendant.

Un bruit de placards et de tiroirs qu'on ouvre et qu'on ferme lui parvenait du premier, étouffé. Ainsi que le bruit des pas de Gabrielle, sur le plafond du salon.

Léone savourait ce moment. A l'inquiétude et au stress de sa demande, avait succédé un grand apaisement.

Pourquoi Gabrielle avait-elle accepté si facilement ? Sûrement parce qu'elle se rendait bien compte de l'importance de la chose. Mais ce n'était pas suffisant pour arracher son aval, aux yeux de Léone.

Pas avec ses reliques de Papa. Elle ne les prêterait pas sans une raison vraiment excellente. Je ne crois pas que me faire plaisir, ou à Stéphanie, constitue ce genre de raison.

Léone était satisfaite, mais elle ne comprenait pas.

Au-dessus de sa tête, le bruit avait cessé. Gabrielle allait redescendre, lui remettre les précieux carnets, et ce serait réglé. Elle n'aurait plus de faveur à lui demander.

Bien sûr, il resterait la gratitude. Mais Léone comptait sur Bertrand pour ça : un bouquet de fleurs livré à domicile, et Gabrielle serait contente.

Enfin, contente... Rassurée, disons, elle ne le serait pas avant que ses reliques réintègrent son espèce de musée. Rien que pour ça, d'ailleurs, Léone mettrait la pression sur Bertrand. Inutile de faire souffrir Gabrielle, qui avait déjà la gentillesse de lui prêter les carnets.

Aucun bruit, là-haut. Léone supposa que sa sœur avait fait un détour par la salle de bain.

Ce prêt restait inattendu, pour Léone. Ou plutôt, la facilité avec laquelle Gaby y avait consenti. Les carnets de guerre de leur père figuraient sans doute parmi les objets les plus précieux du musée de sa sœur. Pour Léone aussi, ils étaient précieux, mais elle n'avait spécialement gardé que ça de lui, ainsi qu'un moulin à café décoré de porcelaines. Elle se souvenait de leur mère s'en servant, alors c'était plus un souvenir d'enfance qu'un souvenir de lui. A côté, Gabrielle aurait pu ouvrir un musée, dont les collections auraient émané presque exclusivement de leur père.

Après l'enterrement, il avait fallu vider la maison, à la ferme. Albert Deleporte avait soixante-quinze ans, et il était à la retraite depuis une petite dizaine d'années, louant ses terres à des voisins et continuant à habiter la maison. En fait, il avait perdu le goût de travailler en même temps que sa femme, sept ans plus tôt.

Sept ans de réflexion, et puis hop ! Le grand saut...

Léone n'avait envie de rien conserver, rien ou presque. Elle avait pris le moulin à café et laissé tout le reste à Gabrielle. Elles s'étaient déjà partagé les affaires de leur mère à la mort de celle-ci. Cette fois, les reliques ne l'intéressaient pas.

Dans les papiers d'Albert, Henri avait découvert les carnets de guerre. Léone n'en voulait pas, mais Gabrielle avait décidé de faire moitié-moitié, et Henri avait convaincu sa belle-sœur d'accepter.

C'était ridicule. Personne n'aurait jamais plus en main l'intégralité de l'histoire d'Albert dans la drôle de guerre et la débâcle, mais aucune des deux sœurs ne pouvait en priver l'autre. N'avait le droit de l'en priver.

Alors, Léone avait pris la moitié des carnets, et le moulin à café. Gabrielle avait pris le reste. Puis on avait vendu la ferme et partagé l'argent.

Ainsi liquide-t-on une vie. N'en restent qu'un peu d'argent, quelques objets, et des souvenirs. Et quels souvenirs !

Léone et Gabrielle n'avaient pas eu la même enfance. Avec quatre ans d'écart, c'était suffisant pour que les conditions de vie de la famille changent, se dégradent ou s'améliorent. Mais ce n'était pas ça. La différence était une différence de tempérament – qui avait eu des conséquences.

Rebelle, esprit libre autant qu'on pouvait l'être à quinze ans dans la pénurie de l'immédiat après-guerre, Léone avait l'impression d'avoir passé toute son enfance, toute sa jeunesse à lutter contre la rigueur et les règles édictées par son père. L'homme était dur et intransigeant, et sortait la ceinture quand les circonstances l'exigeaient à ses yeux. Ce n'était pas si souvent, mais ça laissait des traces. A vingt-et-un ans à peine sonnés, Léone avait trouvé refuge dans les bras de Jérôme.

Un homme d'une autre sorte.

Aucun bruit, là-haut. Léone imagina Gabrielle figée, en adoration devant une de ses reliques, immobile et silencieuse. Extatique.

Pour Gaby, il en était allé tout autrement. Même petite, elle avait une telle propension à obéir aux règles qu'elle avait facilement trouvé sa place. Dans la famille comme dans la société, à l'école et dans les soirées. Sans révolte, en douceur, Gabrielle avait grandi calmement, et attendu ses vingt-cinq ans pour épouser Henri, un gendre qui plaisait à Albert. Léone et Jérôme étaient mariés depuis sept ans, ils attendaient leur troisième, Pierre-Alain, mais ça n'avait d'importance que pour la mère, semblait-il.

Qu'en aurait-il été, si Gabrielle avait pu avoir des enfants ? Léone n'avait pas besoin de l'imaginer.

Ça aurait été pire.

La nuit tombait vraiment, maintenant. Léone n'allait pas tarder à se retrouver dans le noir. Et aucun bruit ne lui parvenait de l'étage.

Qu'est-ce qu'elle fiche ?

Un peu inquiète, Léone se leva et alluma le lampadaire. Puis elle se dirigea vers le pied de l'escalier, allumant dans le hall au passage.

« Gabrielle ? Tout va bien ? »

Pas de réponse. Léone connaissait la maniaquerie de sa sœur, mais elle hésita à peine avant de s'engager dans l'escalier.

Et s'il lui est arrivé quelque chose, combien de temps tu t'en voudras ?

Sur le mur de l'escalier, une douzaine de photos encadrées, noir et blanc, évoquaient la vie de Gabrielle et Henri. Des photos-témoins. Des photos posées, calculées, qui tout en témoignant de leur vie lui donnaient un aspect artificiel, presque faux.

« Gabrielle ? Où es-tu ? »

Léone atteignit le palier du premier. Elle était rarement montée, mais se souvenait de ces quatre portes : la salle de bain, la chambre de Gaby, la chambre d'amis et le musée, qui jadis était aussi le bureau d'Henri. La porte en était grand ouverte.

Léone entra.

Gabrielle était là, immobile. Debout devant le meuble énorme qui occupait tout un côté de la pièce, elle était figée, les bras ballants, sans réaction.

Moi qui m'attendais à me faire engueuler...

Gabrielle avait l'air concentré, buté, de l'enfant qui cherche en vain la solution de la multiplication écrite au tableau.

« Ça ne va pas, Gaby ? »

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se tourna d'abord vers Léone, qui décrypta sur son visage une détresse enfantine.

« Je... Je n'arrive pas à me souvenir.

– De quoi ?

– D'où j'ai mis les carnets de Papa. »

Gabrielle avait un visage sans expression, comme si elle venait d'énoncer une évidence. Léone s'inquiéta. La mémoire d'éléphant de sa sœur, surtout concernant les choses auxquelles elle tenait, ne lui avait jamais failli de la sorte, à ce qu'elle savait.

« Im... Impossible de me souvenir, » dit Gabrielle, rêveusement.

Léone éprouva le besoin de dissiper son malaise.

« Tiens ! Tu ne m'avais jamais fait entrer dans cette pièce...

– C'était le bureau d'Henri. On l'a refait un peu avant son... départ. »

Gabrielle revenait à elle. Mais Léone n'avait pas envie d'une scène mouillée. Pas maintenant. Pas ici.

« Eh bien, la tapisserie est bien moche!

– Oh, Léone ! » s'exclama Gabrielle, scandalisée. « C'est Henri qui l'avait choisie. Tu veux dire qu'il...

– Qu'il avait des goûts de chiotte. »

Gabrielle regarda sa sœur avec attention.

Au moins, tu es revenue avec moi. Vas-y, engueule-moi...

Puis Gabrielle sourit.

« En fait, je crois que je suis d'accord. »

Toutes deux éclatèrent de rire. Rassurée, attendrie, Léone passa un bras autour de sa sœur.

« Bon. Ecoute : on va les chercher ensemble, ces sacrés carnets. On va les trouver. Ça te va ?

– Oh oui ! Comme des sœurs...

– Comme des sœurs, » répéta Léone.