Les loups

De sable armé de gueules | LeMat | 14 mars 2006

Il était une fois une meute de loups, comme on en trouvait beaucoup à l’époque.

Il advint que, par un hiver particulièrement rigoureux dans les montagnes et les forêts les plus reculées, le froid fut si grand qu’il devint rapidement impossible pour eux de trouver à se nourrir. Aussi, malgré leur peur, décidèrent-ils de descendre dans la plaine.

Tout maigres et effrayés, la peau sur les os et ne cessant de s’arrêter pour humer le vent, ils s’y cachèrent dans les bois. Au moins, le couvert des arbres et l’épaisseur des fourrés leur fournirait un abri discret et familier. Mais ils n’avaient qu’une seule idée en tête : survivre ! Alors, ils chassèrent.

Et, bien que la contrée fût riche en temps normal de quantité de gibier, c’était l’hiver ici aussi. Aussi les proies qu’ils trouvèrent faisaient-elles souvent partie du bétail des fermiers. Ils savaient que plus ils en tueraient, plus cela deviendrait risqué. Ils savaient que, tôt ou tard, les hommes allaient les prendre en chasse. Et cela les effrayait encore un peu plus.

Au moins, ils mangeaient. Quelques moutons, quelques chèvres… et puis une vache, quel festin ! Ce jour-là, ce fut une fête.

Mais, bientôt, il ne resta plus ni mouton, ni chèvre, ni vache. Tout le bétail avait été enfermé à l’étable. Il ne restait donc plus qu’une seule proie possible… Bien qu’affamés, leur festin bovidé devenu un souvenir, rien que d’y penser, les loups s’effrayèrent encore un peu plus. Une seule proie possible. Les hommes.

Ils en tremblaient sur leurs maigres pattes, les loups. Mais ils n’avaient qu’une idée en tête, au creux de cet hiver qui n’en finissait pas : survivre ! Alors, ils se rapprochèrent encore des habitations des hommes.

Ils se cachèrent juste à la lisière de la forêt. Ils voyaient la fumée sortir des cheminées. Ils entendaient les bêtes meugler dans leurs étables. Ils sentaient l’odeur de boue et de purin des cours de ferme. Ils salivaient, rien que d’espérer. Mais sous leurs pattes, ce n’était que le sol gelé d’un hiver terrible.

Ils attendirent. Et ils attendirent. Ils attendirent encore, et encore…

Et puis, enfin, en voici un, une petite fille en manteau rouge. Ils en grognèrent d’impatience. La capuche relevée sur la tête, elle portait un panier sous son bras. Ils en couinèrent d’excitation. Et elle venait droit sur eux. Ils en bavèrent d’envie. Et voilà qu’en suivant le sentier, elle s’engagea dans la forêt, l’innocente ! Aussitôt, la meute des loups les plus squelettiques du monde l’entoura, montrant les dents.

Mais… Mais quelque chose clochait…

- Dis-nous, petite, l’apostropha un des loups, pourquoi es-tu si grande ?

- C’est ma maman, répondit-elle, elle me donne des vitamines pour la croissance.

- Dis-nous, petite, demanda un autre loup, pourquoi es-tu chaussée de rangers ?

- Ben, c’est mon papa, il dit qu’il n’y a rien de mieux pour marcher dans la boue.

- Dis-nous, petite, dit un autre, pourquoi as-tu tant de poils sur la figure ?

- Ça, c’est mon grand-père, il dit qu’il n’y a rien de mieux pour tenir chaud l’hiver.

- Euh… Dis-nous, petite, osa un quatrième, mal à l’aise, à quoi te sert ce panier que tu portes ?

- Eh bien, ça, c’est ma grand-mère qui le dit : rien de tel pour mettre son gun !

A ces mots, la petite fille écarta les pans du manteau rouge, révélant les biceps tatoués et l’abdomen ventru d’un amateur de bières, et s’empara du fusil automatique caché dans son panier. Puis il abattit toute la meute, d’une seule rafale.

Alors, enlevant le manteau pour être plus à l’aise en treillis, il contempla le carnage, et sourit en pensant que sans ce rude hiver, il n’aurait jamais pu payer à sa femme le manteau de fourrure de ses rêves.