Les scaphandriers

Ivraie de famille | Matthieu Rialland | 15 décembre 2024

J'avais rarement vu Nell aussi nerveuse. Vêtue d'une simple robe d'été blanche, elle ne voyait plus rien, tout occupée à s'escrimer avec une boucle d'oreille récalcitrante, puis un zip impossible à dézipper, un mascara trop coulant, un rouge à lèvres trop rouge, et ainsi de suite. Elle pestait, soupirait, s'apostrophait dans le miroir, allait et venait d'une pièce à l'autre.

« Ça ne sera pas si terrible, » lui dis-je en saisissant sa main. « Personne ne va venir t'examiner pour décréter si tu es suffisamment présentable.

– C'est la couleur de ma robe, le problème. Tu crois vraiment que c'est une bonne idée ? »

Je haussai les épaules en la lâchant.

« On a dit qu'on ferait comme ça...

– Alors on fait comme ça, » finit-elle avec un demi-sourire.

Je regardai ma montre.

« C'est l'heure. On y va. »

Dehors, la nervosité de leur mère avait contaminé les petits : Grégoire et Léonard se chamaillaient pour savoir lequel des deux verrouillerait la porte en partant.

« A moi, les gars ! » m'écriai-je en leur tendant les bras, l'air de me noyer.

Grégoire fut le plus prompt à réagir. Il se précipita vers moi, saisissant ma main comme s'il allait m'empêcher de tomber.

« Hein, Papa ? C'est moi qui ferme la porte à clé parce que c'est moi le plus grand, hein ? »

Ses tennis blanches étaient visiblement passées tout récemment dans une flaque boueuse, mais je décidai de ne pas relever. Au moins, leurs pantalons blancs semblaient encore aussi propres qu'une heure plus tôt, quand ils les avaient mis.

« Il y a la serrure et le verrou, les gars. Ça fait assez à faire pour deux hommes, non ?

– Oui, mais alors c'est moi que je ferme le verrou, » réclama le grand.

« Ah ben, non ! » protesta Léonard.

« Si, d'abord. Parce que toi, t'es trop petit.

– C'est même pas vrai. »

Sentant distinctement ma patience du jour, déjà limitée, s'évaporer à toute vitesse, je tranchai dans le vif de leur querelle enfantine.

« Grégoire a raison : c'est lui qui fermera le verrou. »

Le petit souffla bruyamment, prêt à revenir à la charge.

« Mais toi, Léonard, tu verrouilleras la serrure quand il aura fini.

– Oui, mais... » tenta Grégoire.

« Mais rien du tout. On fait comme je viens de le dire. Okay ? »

Ils haussèrent les épaules de la même manière, avec la même moue sur les lèvres.

« Je suis prête, » dit Nell en descendant les deux marches du perron pour sortir de la maison. « On y va ?

– Dès que ces messieurs les propriétaires auront donné leur tour de clé, » répondis-je en tendant le trousseau au plus grand.

« T'es trop belle, Mommy ! » s'exclama Léonard en se jetant dans les jupes de Nell.

Elle avait chaussé des tennis aussi immaculées que les pantalons de nos deux monstres.

« Thank You, darling. Mais là, il faut qu'on y aille, tu sais.

– Ouais, » ajoutai-je. « Tante Zulma ne va pas nous attendre cent sept ans... »

Nell me fit les gros yeux.

« Bon, » repris-je en essayant d'ignorer son regard, « on vous attend dans la voiture. »

Trois minutes plus tard, on roulait doucement dans les rues de la ville, quand la voix du petit s'éleva de l'arrière, juste assez fort pour qu'on l'entende tous, malgré le bruit du moteur.

« Dis, papa, on aura le droit de jouer avec la lampe frontale ? »

* * * * *

Ma grand-tante Zulma gardait une lampe frontale dans le tiroir de sa table de nuit. Et elle y tenait tellement qu'à chacune de mes visites, même si la dernière ne datait que de la veille, je devais vérifier l'état des piles et m'assurer qu'elle était en état de marche. Elle n'omettait jamais ce détail – qui toutefois n'en était pas un pour elle.

« Tu comprends, » disait-elle, « on n'est jamais à l'abri d'une panne d'électricité. Et ça se produit toujours au plus mauvais moment. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, quand toutes les lumières s'éteignent, quand tu ne sais pas si elles se rallumeront. »

J'avais donc toujours des piles neuves dans la poche, quand je venais la voir.

Curieusement, Zulma autorisait Grégoire et Léonard à y toucher. Personne, absolument personne en dehors de mes opérations de maintenance, n'avait le droit d'y toucher, mais nos deux explorateurs en herbe ne déclenchaient chez la vieille dame que des sourires entendus. C'est même elle qui les avait incités à partir à la recherche du trésor caché dans la salle de bain – et interdiction d'allumer le plafonnier, sous peine de réveiller le dragon qui le gardait !

C'était Tante Zulma. Ma grand-tante que les adultes tenaient pour une excentrique de la plus belle espèce – et les enfants pour la complice de leurs pires forfaits.

Ça ne datait pas d'hier.

A vrai dire, Zulma était un des sujets de conversation préférés de la famille assemblée le dimanche, chez mes grands-parents. Et chacun pouvait y aller de son anecdote, qu'il en ait été lui-même témoin ou qu'il en ait entendu cent fois le récit.

Il y avait Zulma et sa Cadillac Eldorado décapotable modèle 1959, blanche avec des sièges en cuir rouge et des ailerons de requin sur les ailes arrières. Ou bien, Zulma et son chien guide d'aveugle, qu'elle promenait en se bandant les yeux. Ou encore, Zulma au casino, qui gagnait toujours mais dilapidait ses gains en pourboires pour le personnel.

Et pendant que l'un des adultes racontait telle ou telle de ses aventures, que les enfants buvaient ses paroles, la vieille dame restait assise là, souriant à tout le monde mais ne regardant personne.

Des décennies plus tard, je me souvenais encore de tout. Mais si chacune de ces histoires valait à l'assemblée bien des éclats de rire, certaines éveillaient aussi un autre écho.

A vingt ans, Léontine – qui ne s'appelait pas encore Zulma – avait quitté la France pour aller chercher fortune au Canada. Léontine Béchennec, fille d'une famille bourgeoise de province, avait posé le pied en Amérique avec des rêves plein la tête.

Qui n'en avait pas ? A cette évocation, les images exotiques se bousculaient dans ma tête de gosse. Comme elle savait écrire, elle était devenue journaliste, gagnant petitement sa vie en s'épuisant pour des revues féminines bien-pensantes. Des revues qui, en revanche, ne pensaient pas au bien de leurs pigistes, ce qui ne les empêchait pas de n'employer que des jeunes filles ou des épouses bien sous tous rapports.

Léontine avait donné le change en s'inventant un mari québécois, invisible parce que voyageur de commerce.

Ça ne devait être qu'un début. Léontine conservait intacts ses rêves et ses ambitions, quand bien même elle devait les taire et faire preuve de patience. Mais il y avait eu l'accident. Une moto-neige retournée. Une blessure à la tête.

La tablée souriait, imaginant que l'affaire recelait la source des excentricités de Zulma.

Mais Léontine avait passé un an à l'hôpital, ce qui était moins drôle. Ses parents restant inflexibles envers leur fille émancipée, rebelle, devenue en quelque sorte sauvage à force de fréquenter loups et ours, sans doute irrémédiablement perdue, c'est son frère – mon grand-père – qui avait payé son billet de retour. Il l'avait accueillie chez lui. Il lui avait laissé le temps d'apprendre à supporter la balafre qui lui barrait le front.

Peut-être cet accident expliquait-il que, quarante ans plus tard, pour son soixantième anniversaire, Zulma ait emmené tout le monde au cirque, régalant petits et grands de pop-corn et de sucre candi. Peut-être était-ce la cause du grand événement de cette soirée inoubliable : Zulma pénétrant dans la cage aux fauves, sur la piste, en présence du dompteur mais aussi de cinq lions effrayants. C'était certainement vrai, aux yeux de certains, mais du haut de mes sept ans, pour ma part, je pensais surtout que Tante Zulma avait plus de courage que tous les autres adultes réunis. Même mon papa ne lui arrivait pas à la cheville.

Mais l'histoire de Zulma que je préférais, c'était bien celle de son mariage.

Celle-là, mon grand-père avait seul le droit de la raconter, et il le faisait avec une verve particulière. Mais j'étais trop jeune, au début, pour en déceler une note d'amertume.

« C'était en 38, » commençait-il toujours, et chacun dans la pièce savait ce qui venait ensuite. « C'était en 38, et on ne peut pas dire que c'était le meilleur moment pour se marier. Remarquez, est-ce qu'il y a vraiment un bon moment pour ça ? »

C'était toujours la même taquinerie. Il regardait alors Grand-Mère, qui en souriant avec indulgence lui donnait une tape sur la main. Quand les rires se calmaient, il pouvait continuer.

« J'habitais à Rennes, comme nos parents, et à l'époque c'était beaucoup plus loin de Bordeaux qu'aujourd'hui. Léontine avait décidé de se marier là-bas, à cause de sa belle-famille. Alors, comme c'était loin, j'étais le seul des nôtres à faire le déplacement. Comme une sorte d'ambassadeur, quoi. Ou bien comme un roi mage, parce que tout le monde m'avait aussi chargé de son cadeau pour les mariés. Sauf les parents, mais ça... Sans doute que Léontine avait trop tiré sur la ficelle. Après sa période québécoise, qu'elle épouse un artiste de cirque, italien de surcroît, c'était trop pour eux. Vous pouvez être sûrs que notre père n'y aurait jamais donné son consentement.

« Bref, avec mes deux énormes valises lourdes à mourir, j'étais chargé comme un baudet. Et sur le quai de la gare de Bordeaux, qu'est-ce que je trouve ?

– La plus jolie Léontine qu'on ait jamais vue, » l'interrompait toujours quelqu'un.

« Eh oui, je m'en souviens encore. Je me souviens comment elle était habillée, avec sa robe bleue, son chapeau à voilette, ses chaussures à talons hauts. Elle était presque aussi jolie que toi, Pauline. »

A ces mots, ma cousine piquait un fard de contentement.

« Bref, je ne reconnaissais pas ma petite soeur. On me l'avait changée.

« Et à côté d'elle, son Roméo, superbe lui aussi. Ils avaient l'air tellement heureux ! Ils allaient tellement bien ensemble... »

Ici, Grand-Père s'essuyait les yeux. Zulma, elle, avait le regard dans le vide.

« On s'embrasse, on se sert la main et on sort de la gare. On embarque avec mes bagages dans une camionnette rouge et or du cirque Califferti et, à trois sur la banquette, on traverse la moitié de la ville. Au volant, le fiancé de Léontine sourit tout le temps, mais il ne dit pas un mot. Tandis qu'elle, en revanche... quel moulin à paroles !

« Il y a longtemps qu'on ne s'est pas vus. Depuis qu'elle m'a quitté avec ses affaires pour suivre son chéri sur les routes. J'étais content pour elle, mais ça faisait bien long.

« Elle parle sans cesse, elle n'arrête pas. Mais je finis par comprendre où elle veut en venir : elle veut me montrer sa tenue, pour le mariage. Sa robe de mariée, quoi, j'imagine. Je me demande bien pourquoi, mais bon, c'est ce qu'elle veut. Je ne vais pas la priver de ce plaisir, alors qu'on vient de se retrouver.

« Au bout d'un bon moment à rouler dans les rues de Bordeaux, voilà que mon futur beau-frère s'arrête, sur les quais. Il arrête le moteur et reste au volant, tandis que Léontine me tire hors de la voiture. Je suis un peu étonné, parce qu'il n'y a pas un magasin de robes de mariée dans les environs, pas un tailleur, pas même une mercerie...

« Et en regardant devant moi, qu'est-ce que je vois ?

– Un scaphandrier ! » répondaient en choeur tous ceux qui connaissaient l'histoire.

« Eh oui, un scaphandrier. Devant moi, sur le trottoir. Ça surprend...

« En fait, c'est juste un scaphandre avec un mannequin dedans, immobile, qui fait la réclame du magasin devant lequel il fait le planton : un magasin d'articles pour scaphandriers.

« Je commence à me demander ce qu'on fait là, bien sûr. Mais comme Léontine se dirige vers la porte du magasin, je la suis. Je suppose qu'elle doit y faire une course pour les Califferti, un accessoire pour un numéro d'otaries ou je ne sais quoi...

« Mais non, pas du tout. On entre et elle me demande de l'attendre là. Puis elle disparaît. Bon. Alors je fais ce qu'elle m'a demandé : je l'attends. Je fouine un peu ici et là dans les rayons. Je regarde un peu le bazar qui se vend là. Mais bon, tout ce matériel m'est parfaitement étranger. Ça ne me parle pas du tout.

« Et puis soudain, rebelote : voilà un autre scaphandrier. Sauf que celui-là, il bouge. Et même, il vient vers moi ! Et quand il s'arrête devant moi, qui je vois à travers la vitre du casque ?

– Léontine ! » répond tout le monde, d'une seule voix.

« Eh oui, Léontine... Léontine, qui enlève son casque et me demande : Alors, comment tu me trouves ?

« Parce que, en fait, c'était ça, sa robe de mariée. Vous imaginez ?

« Et c'est vraiment ce qu'ils ont fait : en octobre 1938, à Bordeaux, Léontine et son Roméo se sont mariés en scaphandres ! Il faut croire que l'adjoint au maire avait de l'humour... C'était aussi bien, que le père n'ait pas été là pour voir ça. Et à voir la belle-famille, ça n'avait pas l'air de les enchanter non plus. J'étais bien le seul à trouver ça drôle. »

L'histoire du mariage de Zulma, c'était ça. Enfant, je la trouvais merveilleuse. Mais par la suite, en grandissant, je la trouvai difficile à entendre. J'y décelais des secrets, des non-dits, des zones d'ombre. Peut-être des oublis, auxquels Grand-Père consentait pour ne pas rouvrir de vieilles blessures.

L'histoire de Grand-Père terminée, on se tournait vers Zulma pour voir sa tête, demander des détails, des raisons. Mais sa chaise était vide. Jamais elle ne restait jusqu'à la fin de l'histoire.

* * * * *

Dans la voiture, Nell et les garçons semblaient avoir retrouvé leur calme. Mais c'était à mon tour de devenir nerveux. Les souvenirs de Tante Zulma me mettaient à l'épreuve.

Il y en avait tant – et qui jamais n'avaient eu tant d'importance qu'en ce jour.

La route nous conduisant à la maison de retraite passait devant un magasin de bricolage, un de ces hangars de ferraille qu'on repeignait tous les trois ans aux couleurs d'une nouvelle enseigne. C'est là que, dans mon enfance, s'élevait un magasin de voitures d'occasion dont la patronne, aussi intraitable que convaincante, était ma grand-tante. C'est là que Zulma avait vendu l'énorme Cadillac aux sièges de cuir rouge.

Après guerre, Zulma avait débuté dans le commerce avec une casse automobile. Elle avait acheté un terrain à crédit. Elle connaissait des gens qui ne savaient que faire de leurs épaves. C'était un début modeste, mais un début quand même.

Ensuite, Zulma avait remonté peu à peu l'échelle de valeur des chignoles, achetant et revendant de vieilles voitures pas tout à fait assez usées pour finir désossées et compressées, mais assez fatiguées pour trouver preneur à bas prix.

Elle avait mis là-dedans tout ce qu'elle avait. C'est à dire son temps et son énergie. Et elle avait fait fortune.

Enfin, c'est ce que disaient certains. Mais personne n'en savait rien, en fait. Personne, sauf elle.

* * * * *

Les Califferti l'avaient cru. Pourtant, ils avaient Zulma sous les yeux, ils pouvaient voir combien elle vendait de pare-chocs et d'enjoliveurs, de cardans, de portières, et combien le client payait pour ces vestiges de voitures accidentées ou arrivées en bout de course. Ils pouvaient voir qu'elle ne roulait pas sur l'or.

« Mais ils étaient comme ça, » me disait Zulma, des décennies plus tard, lors de l'une ou l'autre de mes visites. « Je ne pouvais pas les changer. Pour eux, ce qui m'appartenait leur appartenait. Et c'est devenu tellement pénible, de les avoir tous là, occupés à se plaindre sans bouger le petit doigt, que j'ai fini par les mettre à la porte. Tous. Même la grand-mère Zelda. Elle était vieille et venimeuse, celle-là. Plus vieille que moi maintenant, je crois, et sûrement plus venimeuse. »

Devenue nonagénaire, Zulma n'avait rien de venimeux. Elle n'en avait jamais rien eu.

Malgré tout.

Avec ou sans Nell et les enfants, je faisais la route toutes les deux ou trois semaines. Logeant dans sa petite maison blanche aux hortensias bleus, je pouvais lui rendre visite à la maison de retraite trois ou quatre fois dans le week-end. C'est ce qui avait resserré les liens. Elle me parlait.

La mariée en scaphandre que décrivait Grand-Père n'avait pas profité longtemps de sa vie avec Romeo. Mais elle en avait profité jusque sur la piste du cirque. Les Califferti avait repris la route pour une dernière saison, au printemps 1939, avec Léontine. Sur les programmes, on la voyait en costume chatoyant, au milieu des lions, et le numéro avait pour titre Romeo et Zulma, maîtres des lions féroces. Le cirque, le dompteur et son assistante avaient dû regagner leurs bases à la déclaration de guerre. Mobilisé, Roméo était parti dans l'est, simple troufion paumé dans les Vosges.

« Je n'avais qu'une peur, » me raconta Zulma. « Que cette guerre dure aussi longtemps que la précédente, et que peut-être un jour, les gendarmes viennent me remettre une saleté de lettre à l'en-tête des armées.

« Mais je n'avais pas trop le temps d'y penser. Sans Roméo ni ses frères, ni le cousin Carlo, tout le travail retombait sur les femmes et les vieux, et sur les plus grands des enfants. Heureusement qu'il n'y avait plus de chapiteau à monter et démonter tous les soirs. Mais il restait à s'occuper des animaux, et des êtres humains. »

Après un automne et un hiver d'attente, la guerre avait éclaté au printemps 40, pour de vrai cette fois. Balayés, les Français avaient reflué en désordre jusqu'en Dordogne. Les Allemands en avaient capturé des centaines de milliers, dans cette débâcle indescriptible. Mais pas Roméo Califferti.

« A la fin juin, sans nouvelles de lui, je me faisais un sang d'encre. Et puis voilà qu'un matin, on frappe à la porte de ma caravane – et c'est lui. Je crois que c'était le jour le plus heureux de ma vie. Plus encore que notre mariage. »

Son cousin tué en Belgique et ses frères prisonniers en Allemagne, Romeo avait pris en main les destinées de la famille – et du cirque. Ce qui signifiait, sinon la fin de celui-ci, du moins la mise au repos des artistes restants et des animaux.

« On ne savait pas ce qui allait se passer. On ne pouvait pas le savoir. Roméo disait qu'il était sûr de pouvoir monter une nouvelle tournée en 41, ou au pire en 42, mais en fait il n'en savait rien. Il espérait. Il me disait le soir, en secret, combien il s'inquiétait, il essayait de deviner la suite. Et comme il n'en savait rien, il valait mieux se préparer à traverser des temps difficiles.

« Romeo s'en rendait bien compte. Pas les autres. Son père et l'oncle Donatello faisaient les fiers-à-bras, comme s'ils allaient faire plier les Boches devant leurs gros biceps. Tasia, ma belle-mère, jouait les ignorantes. Sa belle-soeur, Lena, qui était déjà veuve, vivait sur un nuage dont elle ne descendait à peu près jamais, l'alcool aidant. Et par-dessus tout ça, Grand-Mère Zelda défaisait dans son dos tout ce que faisait Romeo.

« Finalement, il n'y avait que lui pour tenir la barre, du haut de ses vingt-deux ans. Voilà pourquoi il a fallu qu'il décide. Voilà pourquoi ils lui en ont voulu. Et à moi, peut-être plus encore. Comme si j'avais été son mauvais génie.

« Ce que Romeo avait décidé, en septembre 40, c'était de relancer le spectacle. C'est sans doute bizarre, vu d'ici, de maintenant, mais malgré la défaite, malgré l'occupation, les spectacles marchaient bien. Les gens avaient besoin de se distraire.

« Pour les cirques aussi, ça marchait. Moins que les cabarets, moins que les théâtres, mais il y avait du monde dans les gradins quand même.

« Les Boches aimaient ça, surtout les fauves. Il y avait toujours de la nourriture pour eux. Ils mangeaient mieux que nous, tiens !

« Mais les Allemands avaient beau aimer les cirques, c'était quand même la guerre. On ne pouvait pas circuler comme ça. Et puis, on n'avait pas d'essence. »

Les Califferti avaient remonté leur chapiteau, dans un no man's land entre les voies ferrées, du côté de la gare Saint-Jean. Quand on y pense, ce n'était pas le meilleur endroit où s'installer, avec la menace des bombardements. Zulma avait tout fait pour aider Romeo, tandis que les autres traînaient les pieds.

« Presque contre l'avis de tous les autres, Romeo avait pioché dans le trésor que la famille avait mis de côté. Il fallait de l'argent, pour remettre la machine en route et embaucher du monde, remplacer les absents.

« Aussitôt, les autres l'avaient accusé de dilapider leur bien. Bien sûr, ils avaient peur, eux aussi. Peur que l'argent manque, quand il s'agirait de reprendre la route, de tout remettre en état de marche. Ils avaient peur que Romeo ait vendu l'avenir pour acheter le présent.

« C'était l'époque, qui voulait ça : on avait cessé de penser au futur, on s'occupait seulement de chaque jour. Ça voulait dire qu'on vivait au présent, sans jamais regarder l'horizon. On n'avait pas envie de se faire mal en rêvant trop fort. »

Avec Romeo et toute la famille Califferti, Zulma s'était installée près de la gare. Le show avait repris, avec elle parmi les lions.

« On aurait pu tout arrêter et rester chez nous. Mais comment on aurait survécu, pendant quatre ans ? Les Boches fournissaient la viande et le fourrage pour les bêtes. On ne les aimait pas, mais on avait besoin d'eux.

« Tout le monde avait besoin d'eux. Ils avaient tout fait pour ça, n'est-ce pas. »

Pendant deux ans, le cirque Califferti avait donné deux spectacles par jour, avec assez de spectateurs pour faire vivre les gens qui y travaillaient. Mais, un jour, Romeo avait disparu. C'était en octobre 1942, la veille de leur quatrième anniversaire de mariage.

« Je savais bien qu'il voulait trouver quelque chose à m'offrir. Quelque chose qu'il n'ait pas fabriqué lui-même. Quelque chose qui ferait passer notre vie pour plus douce, ne serait-ce qu'un moment. Mais pour acheter ça, il n'y avait que le marché noir. »

Ce jour-là, Zulma était entrée seule dans la cage aux lions.

« Je ne me suis pas inquiétée. C'était inhabituel, mais du fait du couvre-feu, il avait pu être coincé à cause de l'heure et rester coucher quelque part. Il avait pu trouver un endroit où dormir, même sans trouver le moyen de me prévenir. »

* * * * *

Au bout de la rue, après le magasin de bricolage, je tournai à gauche sur le rond-point. Puis, cent mètres plus loin, à droite. Nous y étions. Je garai la voiture sur le parking des visiteurs, comme les autres fois.

En descendant de la voiture, je ne sais pourquoi, je levai les yeux au ciel et restai interdit devant ce bleu immense, sans un nuage. Je ne parvenais pas à me souvenir depuis combien de temps nous avions un ciel aussi magnifique, depuis combien de jours il n'avait pas plu.

« Sept cent vingt-neuf jours ? » me demandai-je tout haut.

* * * * *

Avec nous, les enfants, Tante Zulma aimait faire des paris farfelus. Nous en tirions de quoi donner à notre existence des enjeux, des promesses. Et ces paris nous donnaient ce qui ressemblait à une vie différente de celle des autres. Des autres enfants et, aussi, des adultes qui nous entouraient sans comprendre de quoi il était question.

Ainsi : combien de taches sur la robe d'une girafe, plus ou moins de cent ? Comme cent paraissait faire beaucoup, j'avais perdu. Ou bien : un oeuf jeté dans une bassine d'eau flotte-t-il ? Celui-là, c'est mon frère qui l'avait perdu. Ou encore : la couleur vermillon vient-elle d'une plante ou d'un animal ? C'était un piège. J'imaginai des millions de vers rouges grouillant dans des cuves où on aurait plongé les tissus à teindre. Mais ça ne pouvait pas être ça. Je me rabattis donc sur l'image d'une fleur magnifique, d'un rouge éblouissant, qu'on ne trouvait sûrement que dans la forêt amazonienne. Je perdis de nouveau.

Zulma gagnait toujours. Elle n'avait pas grand mérite, puisqu'elle en savait tellement plus long que nous, mais chacun de ces paris paraissait nous donner une chance de l'emporter. Et c'était ça, le jeu. Non pas gagner, mais avoir une chance. Et Zulma nous donnait toujours une chance.

Quant aux enjeux, ils nous donnaient aussi quelque envie de gagner. C'était toujours Zulma qui en décidait.

J'avais dix ans, quand je perdis celui sur la girafe. En conséquence de quoi, au lieu de m'emmener au zoo compter les taches sur la bête, Zulma m'obligea à chercher dans les grands livres de sa bibliothèque toutes les espèces de girafes et ce qui les différenciait. Le mois suivant, j'étais devenu le plus grand expert en girafes de ma classe, de mon école, voire de toute la ville. Celui de la famille, en tout cas, sans aucun doute.

Le pari sur la flottabilité de l’oeuf de poule avait fait de mon frère un spécialiste des oeufs comestibles. Pour avoir perdu, Corentin avait dit au revoir à une après-midi cinéma-popcorn et s'était vu imposer une recherche sur le sujet à la bibliothèque municipale. Zulma avait parachevé l'affaire en nous préparant une dégustation : œufs de caille et d'oie, oeufs de lump et, pour finir, un gigantesque oeuf d'autruche – qui s'avéra fait de chocolat blanc.

Quant au pari sur le vermillon, ma défaite m'avait privé d'une boîte de cinquante pastels somptueuse. Zulma m'avait alors condamné à passer au polish la carrosserie écarlate de sa voiture, une petite Triumph que j'adorais, en amateur de petites Anglaises débutant que j'étais.

Et puis, le plus grand pari de tous, celui qui devait durer toujours : peut-il faire sec, sans une seule goutte de pluie, pendant sept cent trente jours ?

Deux ans. Deux ans sans pluie. En Bretagne ? Allons... Mais Zulma, qui gagnait toujours, soutenait que c'était possible, que ça arriverait.

Zulma était folle, sans doute : elle nous avait laissé parier que ça n'arriverait pas, et soutenu le contraire. Mais comme il était peu probable que cela arrivât, elle avait imposé que le pari courût sur une période très longue.

« Ce n'est jamais arrivé, les garçons. Alors, vous allez me laisser une petite chance, d'accord ? On va faire comme ça : vu que je suis vieille et moche, j'ai le droit d'attendre jusqu'à ce que je sois morte pour voir si je gagne le pari. D'accord ? »

Nous nous regardâmes, mon frère et moi. Il avait treize ans, j'en avais onze. La disparition de tante Zulma était comme une histoire qui fait peur, et qui se termine bien.

« T'es pas assez vieille pour mourir, » dis-je.

« Et pas assez moche non plus, » répondit-elle en riant. « Mais bon, on ne sait jamais. Si je gagne, vous me direz chacun votre plus grand secret. D'accord ?

– Et si tu perds ?

– Si je perds... Si je suis morte avant que ça se produise, alors, c'est vous qui connaîtrez mon plus grand secret. »

C'était curieux, comme enjeu, mais pas plus que les autres fois. Je pensais déjà à ce que je devrais dire à Zulma, si on perdait – comme chaque fois. Comment j'avais volé des bonbons à la boulangerie du coin de la rue, deux Carambar et un Malabar, pendant que la boulangère servait Maman. Je n'avais jamais eu si peur de ma vie. Et jamais non plus je n'avais eu si honte, après coup. C'était mon plus grand secret, personne n'en avait jamais rien su, et je n'avais vraiment pas envie de le raconter à qui que ce soit.

« Mais, comment tu sauras que c'est notre plus grand secret ?

– Je compte sur vous. C'est ce qui est convenu. Je ne vois pas pourquoi de bons garçons comme vous se mettraient soudain à mentir parce qu'ils ont perdu. Vous ne me mentirez pas, c'est tout. Parce que vous vous y êtes engagés.

– Et ton secret à toi, comment on pourra le connaître, si tu es morte ?

– Je l'écrirai et je le mettrai dans une enveloppe, avec vos noms dessus. Comme ça, les gens qui s'occuperont de mes affaires sauront que c'est pour vous. »

C'était Zulma. Nous l'adorions pour ces paris. Et pour plein d'autres choses aussi.

Un hiver, nos parents étaient partis faire du ski, nous laissant chez Zulma avec la recommandation d'être gentils et serviables, sages et pas trop naturels. Pour nous, passé les larmes du départ, c'était une semaine de fête et de liberté qui s'annonçait. Mais ce n'était pas tous les jours dimanche. Aussi Zulma s'était-elle mis en tête de se faire professeur d'histoire. Tous les après-midis, nous nous asseyions auprès d'elle, devant la cheminée, et elle nous racontait « l'Histoire avec un grand H, » comme elle disait, « mais aussi celle avec un petit H, parce qu'elle est plus marrante. »

Ainsi fîmes-nous connaissance avec des replis du passé dont nous n'avions jamais entendu le premier mot. Antoine et Cléopâtre. Le bal des ardents. Le chevalier de la Barre. La prise de la smala d’Abdelkader, dont on commémorerait bientôt le 135e anniversaire. La chaîne des forçats... C'était comme si Zulma avait ouvert un coffre immense et mystérieux, dont elle aurait sorti un à un des objets hétéroclites, couverts de poussière mais qui rutilaient à peine avait-on posé le chiffon dessus.

Moi qui préférais déjà Napoléon à Pythagore, je me croyais tombé dans une sorte de paradis, où les choses et les gens étaient si différents de nous qu'ils vivaient un roman. Aussi Zulma finissait-elle toujours son récit en disant : "je sais que ça peut vous paraître incroyable, mais ces gens-là étaient des gens comme nous. Ils respiraient et ils avaient deux yeux, comme nous. Ils parlaient et se disputaient, comme nous. Et ils avaient plein de choses dans la tête, ils pensaient à ce qui s'était passé avant eux et à ce qui se passerait après eux. Ils pensaient à nous, peut-être."

Ce fut la plus riche et peut-être la plus belle semaine de mon enfance.

Mais les années passent et, qu'on le veuille ou non, on grandit. On imite les adultes. On finit par penser comme eux. Plus ou moins.

Zulma resta quand même une drôle de grand-tante. Je rejoignis le choeur familial, qui la regardait comme une excentrique manquant quelque peu de sérieux. Mais jamais je ne me laissai aller à mépriser ce qu'elle nous avait donné.

Zulma, c'était la petite vieille qui, venant un soir dîner chez nous, se désolait en apprenant que c'était l'anniversaire du chien, parce qu'elle ne lui avait pas amené de cadeau. C'était un porte-plume et tout un jeu de plumes destinées à la calligraphie, qu'elle m'offrit avant de s'apercevoir que mes parents m'avaient interdit l'usage des bouteilles d'encre à la suite de quelque catastrophe. C'était aussi une discussion qui m'apprit, à l'insu de mes parents bouffeurs de curé, qu'on trouvait dans le monde des gens pour croire qu'après la mort commence une nouvelle vie.

« Comme le Dalaï-lama, tiens. S'il nous rendait visite, celui-là, je crois que je l'étranglerais. Tu l'as déjà vu ? Cet air qu'il a de sourire de tout... C'est comme s'il s'en fichait, comme si tout ce bazar où on vit n'existait pas, comme s'il n'y avait pas de raison de s'en faire, ni de souffrir... Je l'étranglerais, tiens. Ou bien je lui baiserais les pieds. »

Zulma, c'étaient aussi de franches parties de rigolade, quand on repensait à certains épisodes. Ses cadeaux d'anniversaire nous mettaient en joie, mon frère et moi, même si nous commencions à en être nous aussi victimes. Zulma offrait les meilleurs de tous nos cadeaux, parce qu'ils n'étaient jamais ni ce qu'on aurait voulu avoir, ni ce qu'on aurait même pu imaginer avoir. La cravate en lamé de Papa. L'horloge montée sur un moule à gaufres en fonte de Maman. La trousse en forme de canard de Corentin. Et pour moi, un précieux walkman que je promenais dans une housse pour en cacher la couleur rose bonbon.

Quant à Noël, Zulma arrivait chez mes grands-parents avec un énorme sac plein de paquets sans la moindre étiquette. S'ensuivait une heure de troc entre tous les membres de la famille. Et, curieusement, chacun d'entre nous finissait toujours par récupérer ce qui l'intéressait plus que tous les autres...

C'était Zulma.

* * * * *

Il faisait un temps magnifique depuis plusieurs jours. Mais il avait plu la semaine précédente. Zulma avait perdu son pari, une fois de plus. La dernière.

L'enveloppe à nos deux noms se trouvait dans le tiroir de sa table de nuit, avec la lampe frontale. Comme mon frère n'avait pu se libérer pour venir avec moi tenir la main de Zulma jusqu'au bout, j'étais seul pour l'ouvrir et découvrir enfin le plus grand de ses secrets.

Mes chers petits,

je sais bien que je ne peux pas gagner ce pari. Je sais aussi que je ne pourrais pas vous dire mon secret sans pleurer, sans gémir, sans devenir la vieille Zulma qui perd la tête. Mais je veux vous le dire.

Alors, je vous l'écris. Et quand vous l'aurez lu, ce ne sera plus mon secret. Ce sera mon histoire. Faites en ce que vous voulez. Je vous autorise à le dire à tous ceux qui avaient de l'affection pour moi.

Voici : en 1938, à Bordeaux, j'ai épousé Romeo Califferti. Comme votre grand-père l'a souvent raconté, nous nous étions pour l'occasion transformés en scaphandriers. Mais personne n'y a rien compris.

Nous étions amoureux. Amoureux comme personne, comme jamais personne avant nous, comme jamais personne ne le serait après nous. Nous étions l'un pour l'autre ce que devraient être des époux, non seulement des amants et des amis, fidèles et confiants, compréhensifs et dévoués, mais aussi les porteurs des deux moitiés d'un rêve, d'un idéal, d'un monde encore à construire.

Seulement, ce monde-là devait être construit entre ceux dont nous étions issus, tellement étrangers l'un à l'autre. Celui des bourgeois de province et celui des artistes de cirque. Celui des convenances honorables et celui des dettes d'honneur. Celui des politesses en smoking et celui des poignées de main valant contrat. Ce monde-là, le nôtre, devait naître de notre amour, naître de la douceur, de la sincérité, alors qu'autour de nous tous tentaient de l'atteindre, de lui briser le cou. Notre amour était plus fort que cela, mais nous avions tout de même à subir les regards, les paroles et les gestes de tous ceux qui ne voulaient pas même poser leur regard dessus. De ceux qui voulaient le tuer. Nous avions bien besoin de nous défendre. Nous avions bien besoin de protéger cette flamme qui, malgré nos efforts, ne semblait éclairer que nous. Voilà pourquoi nous avons revêtu ces scaphandres.

Nous étions des originaux. Nous étions des anticonformistes. Nous avions décidé de braver les règles et les lois. Nous avions transformé une cérémonie d'union des familles, une messe destinée à renforcer les liens et les règles, en une sorte de numéro de cirque. Aucun d'entre eux, même pas parmi ceux qui passaient leur vie sous un chapiteau, ne pouvaient nous le pardonner.

Voilà comment notre désir de préserver notre amour donna force et courage à ceux qui, justement, voulaient l'abattre.

Voilà comment nous décidâmes de nous enfuir.

Mais, déjà, la guerre était là. Elle qui menaçait depuis des mois, des années, qui s'étalait sans trêve dans les journaux et nourrissait toutes les conversations, elle que la moitié des gens refusaient en vociférant et que l'autre moitié désirait sans oser le dire, elle qui devait briser tant de vies, tant de rêves, tant d'espoirs... Et Romeo partit.

Voilà comment nous ne pûmes nous enfuir.

Quand Romeo revint, le monde avait changé pour toujours. Celui dans lequel nous vivions, mais aussi celui au coeur duquel brillait notre petite flamme. Du moins n'était-il pas prisonnier en Allemagne. Mais il avait changé. Tellement changé. Sans moi.

Il n'était plus question ni de scaphandre, ni de fuite. Il fallait seulement vivre et attendre la suite. Il fallait que la guerre et l'occupation cessent. Notre rêve commun était un rêve de paix, de liberté. Notre petite flamme était liberté. Mais elle ne brûlait plus aussi pure, aussi blanche qu'avant. Elle avait dû se mettre à brûler des choses qui n'avaient rien à voir avec l'amour. Devoir et nécessité. C'était l'occupation. La misère.

On fit contre mauvaise fortune, bon coeur. Romeo et moi nous disions que nous pouvions attendre, que nous étions jeunes encore, que la flamme brillerait tant qu'on saurait l'entretenir, tant qu'on s'aimerait. Et on s'aimait !

Mais le monde est bien trop cruel pour une petite flamme blanche.

Vous le savez, mes garçons, Romeo est mort. Et mon secret, aussi difficile qu'il me soit de l'écrire, même après toutes ces années, c'est ce que personne dans la famille ne raconte le dimanche. Ce que personne dans la famille ne sait. Mais j'ai besoin de le dire. J'ai grandi, et vous aussi. Vous pouvez savoir.

Romeo faisait comme moi, comme la plupart des gens : il aidait. Nous nous débattions tous pour que la vie continue, que le temps passe et que vienne ce moment espéré mais tu du retour de la paix et de l'espoir. L'occupation, c'était la guerre, et nous avions besoin de la paix pour faire de notre vie ce que nous voulions en faire. En attendant, nous vivions, et nous aidions aussi les autres à vivre, tous ces gens de la famille Califferti qui me semblaient désespérés, alors, mais qui me semblent à présent tellement passifs et résignés, par choix plus que par manque d'énergie. Mais c'est une autre histoire.

Romeo allait souvent en ville. Il s'occupait de tout. C'est grâce à lui que nous poursuivions notre travail, notre spectacle. Et pour cela, il avait besoin d'y aller souvent.

Je ne sais pas et ne saurai jamais précisément la raison pour laquelle ils ont arrêté Romeo. Je n'aurai jamais le courage de me pencher sur les archives, s'il en existe de cette sorte, pour apprendre les détails enregistrés par la police, française ou allemande. Je sais seulement qu'on l'arrêta et qu'on le conduisit au siège de la Gestapo de Bordeaux, au Bouscat.

Je savais seulement qu'ils ne pouvaient pas le garder longtemps, qu'ils n'avaient rien contre lui, qu'il ne pouvait pas rester là-bas. Je ne pouvais pas le croire. Je ne savais pas vraiment ce qu'ils pouvaient lui faire, et je ne voulais pas le savoir. J'avais seulement peur de ces endroits-là, comme tout le monde. Mais au bout de quarante-huit heures, j'ai commencé à croire qu'ils allaient le garder. Peut-être même l'envoyer en Allemagne. Ou bien le fusiller.

Alors, j'y suis allée.

Voilà mon secret, mes petits. Voilà ce que je n'ai jamais dit à personne, parce qu'il n'y avait personne pour l'écouter, pour me laisser parler.

J'y suis allée. J'étais bête. Je pensais que si je leur demandais où était passé Romeo, ils s'apercevraient de leur erreur. Que si je leur demandais de me le rendre, ils le libéreraient. Que je rentrerais à la gare avec lui.

Je ne savais pas où m'adresser, alors je suis allé au château des Tours. La Gestapo avait colonisé tout le quartier, mais on m'avait conseillé de me rendre au siège de leur administration. On m'a fait attendre des heures. J'avais peur.

Je me sentais prisonnière de tous ces hommes en uniforme allemand, en noir ou en gris. Il y avait quelques femmes, aussi. Et des hommes en civil. Et tout le monde avait l'air affairé, l'air d'avoir beaucoup de travail. Je me sentais déplacée. Je me sentais toute petite. J'avais envie de pleurer.

Mais pour me rassurer, pour me raffermir, je pensais à Romeo. Je pensais à comment nous en ririons, quand nous rentrerions. Je pensais à son rire et à tous ces instants où son sourire, son regard, sa main sur la mienne me rendait heureuse et sûre de moi.

Puis, dans l'après-midi, on m'a fait entrer dans un bureau.

C'était un grand bureau. Un bureau de chef. Un homme brun, petit, tout rabougri, penché sur ses papiers comme un enfant à l'école, m'a accueillie froidement, me désignant la chaise qui lui faisait face sans prononcer un mot. Son uniforme était noir, il avait des galons sur les épaules et une croix noir et blanc sur la poitrine. Il avait l'air d'un homme trop petit pour son rôle.

Mais quand il s'est redressé, quand il s'est levé, quand il m'a regardée, j'ai compris autre chose : personne sans doute ne l'avait jamais trouvé petit, faible ou timoré. Pas dans cet uniforme, en tout cas.

Il m'a demandé ce que je voulais. Je l'avais déjà expliqué dix fois, et je recommençai. Je voulais savoir où était mon mari, ce qu'il avait fait et si, par extraordinaire, il ne serait pas possible de le libérer.

Il m'a écoutée en me regardant. Il a souri. Il m'a parlé, en français.

Il m'a dit que Romeo avait commis un crime. Marché noir. Et qu'il devait être puni pour ça. Il m'a dit ça comme s'il était désolé, mais je savais bien qu'il jouait la comédie.

J'ai insisté. Lui aussi. Il avait l'air de s'amuser de la situation. Il n'avait pas du tout l'air pressé et occupé. Il avait décidé de me tourmenter, peut-être.

Et puis, à un moment, il a semblé devenir plus conciliant. Il a regardé des papiers. Il m'a dit que Romeo avait été mis en garde à vue et interrogé. Ces mots-là, mes enfants, c'était comme une lame de couteau ! On savait bien ce qu'ils faisaient aux gens qu'ils interrogeaient... Il m'a dit que Romeo serait interné en Allemagne, qu'on l'y enverrait par le prochain train.

Et puis, il a dit : « Sauf si vous me montrez à quel point vous tenez à lui. »

C'est ce qu'il a dit. Et son regard n'était plus le même. Et j'ai commencé à avoir peur. Vraiment.

Il a bien vu, je suppose, que ses paroles me faisaient rentrer en moi-même.

Alors, il s'est mis à me raconter que Romeo était encore à Bordeaux, mais que ça ne durerait pas. Il m'a dit qu'on le mettrait dans un train pour l'Allemagne, et que là-bas on le traiterait comme on traite les terroristes. Il m'a dit que s'il partait, je ne le reverrais jamais.

Et il a répété : « Sauf si vous me montrez à quel point vous tenez à lui. »

Et il a souri. Il a souri de cet air carnassier, prédateur, qu'ont les hommes quand une femme leur plaît et qu'ils pensent qu'elle leur est promise, quand ils oublient qu'elle peut dire non et les planter là.

Je ne pouvais pas le planter là. Mais je pouvais dire non, pour autant que je le sache.

Mais je ne savais pas si je devais dire non. Ou oui. Je ne savais pas si tout ce qu'il m'avait raconté était vrai, ou si c'était seulement une histoire, un conte, seulement des mots pour briser ma résistance. Je ne savais pas ce que je devais faire.

Vous n'êtes plus des enfants, mes petits, et vous savez ce qu'il voulait. Vous pouvez le comprendre. Je lui plaisais. Il me voulait. Et il avait un moyen de me convaincre, à mon corps défendant.

Mais je ne le croyais pas. Je ne voulais pas le croire.

Alors, il a dit ce qui est resté pour toujours gravé dans ma mémoire : « Si vous me montrez que vous tenez à lui, je vous le rends, je le fais libérer. »

Je n'ai jamais connu de moment pire que celui-là, mes enfants. De toute ma vie. Et c'est à ce salaud que je le dois. Ne vous étonnez pas si je déteste depuis les hommes vêtus de noir. Je veux qu'à mon enterrement, les gens s'habillent de blanc.

Si je lui cédais, il libérerait Romeo. Mais s'il m'avait menti ? Si Romeo était ailleurs, déjà dans un train, déjà en Allemagne, il ne le libérerait pas. Peut-être même qu'il n'avait pas le pouvoir de le faire libérer... Mais s'il ne restait que ça à faire pour le ramener à moi ?

Voilà comment des gens comme ceux-là vous mettent dans une situation intenable. On a raconté beaucoup de choses, depuis, sur les moyens qu'ils utilisaient pour briser ceux qui leur résistaient. C'était un de ces moyens.

J'essayais de réfléchir. Mais il ne me laissait pas en paix. Il répétait : « Cela dépend de vous, Madame, cela dépend de vous... » Il répétait ça sans arrêt. Il voyait bien que j'allais lui céder. Il avait le regard d'un chat, quand la souris est épuisée, presque totalement en son pouvoir.

Je savais que je devais tout faire pour sauver Romeo. Je le voulais. Parce que le laisser partir, c'était le tuer. L'envoyer en camp, c'était le tuer. Ils sont si peu nombreux, ceux qui en sont revenus.

Mais je savais aussi que cet homme se jouait de moi. Je savais qu'il en savait plus long que moi. Je savais qu'il savait quelle question je me posais.

Pouvait-il, oui ou non, me rendre Romeo ? Avait-il ce pouvoir ?

Je m'en voulais de ne pas le savoir. Je m'en voulais de ne pas avoir essayé de le savoir avant d'entrer. Je m'en voulais d'être venue là, d'avoir cherché une solution à un problème dont je ne maîtrisais rien.

Il a dit, je m'en souviens : « L'amour soulève des montagnes, Madame, et votre mari est sous la montagne. Si vous l'aimez, soulevez-la. » Quelque chose comme ça.

Comment osait-il ?

Il osait parce qu'il avait bien compris. Son petit numéro serait tombé à plat, avec un couple qui ne s'aimait plus. D'ailleurs, une femme qui n'aime plus son mari n'aurait jamais mis les pieds dans ce bureau. Tandis qu'avec des amoureux... C'est tout le jeu pervers de celui qui a trouvé l'endroit qui fait mal, et qui appuie dessus. Je ne suis même pas certaine qu'il avait vraiment envie de mon corps. Je me demande s'il ne lui suffisait pas de me faire souffrir.

Et puis, il a dit : « Vous pouvez le sauver, Madame. Il n'en saura jamais rien. N'est-ce pas merveilleux ? »

Alors, je suis partie.

Voilà mon secret, mes garçons. Je suis partie. Je n'ai pas fait tout ce que je pouvais pour sauver Romeo.

Parce que ce SS avait tort. Si j'avais fait ce qu'il voulait m'obliger à faire, Romeo l'aurait su. Même s'il avait quand même été déporté, il l'aurait su. Parce que je le savais, moi, et que notre petite flamme en aurait été soufflée.

J'ai souvent repensé à tout cela, depuis. Il s'est rarement passé un jour sans que j'y repense. Et je n'ai jamais pu décider si j'avais bien fait, au bout du compte.

Le temps passe et la vie change, bien sûr. Ma vie a changé. Celle de tout le monde a changé. Mais à l'époque... Vous aurez du mal à imaginer ça, mais c'est ainsi qu'on vivait : dans la pénombre. Les lumières étaient rares, qui signifiaient que les gens avaient conservé espoir et confiance. Il y avait même des gens qui avaient perdu la flamme, leur flamme, celle qui brûle en chacun de nous, celle qui proclame que nous sommes vivants. Ceux qui les entouraient ne voyaient plus rien en eux. Plus rien qu'un lac sombre et un peu inquiétant. C'était ça, le plus important : si Romeo était revenu à ce prix-là, notre petite flamme serait morte. Tandis qu'elle n'a jamais tout à fait cessé de briller.

Pour moi seule.

Enfin, pas tout à fait pour moi seule. Pour vous, aussi. Pour les enfants, pour ceux d'entre nous qui sont capables de voir au-delà des apparences, et le plus souvent ce sont des enfants.

Si Romeo était revenu de cette façon, je ne sais pas si j'aurais pu vivre encore avec lui. Tandis que j'ai gardé avec moi, en moi, notre lumière, et espéré malgré tout qu'il reviendrait. Après la guerre.

N'allez pas croire que j'ai tourné la page. Je me suis toujours sentie coupable. De ce que j'ai fait. De ce que je n'ai pas fait. C'est sans doute pourquoi j'ai si longtemps supporté les jérémiades et les insultes de ma belle-famille. C'est sans doute pour ça que je les ai logés, que je les ai nourris, que j'ai pris soin d'eux, même contre leur gré. Ou, du moins, j'ai essayé.

Mais je ne faisais que m'accrocher à un mirage. Que je vive avec ou sans eux, Romeo ne reviendrait pas. Que je subisse ou non leurs injures et leurs grossièretés, leur ingratitude et leur mépris, Romeo ne reviendrait pas.

Alors, je leur ai demandé de partir. Je les ai suppliés de partir. Je leur ai ordonné de partir. J'avais besoin de fermer la porte sur tout ça.

Et puis, il y avait vous. Enfin, votre père et ses frères et soeurs, d'abord. Puis leurs enfants, parmi lesquels vous deux.

Je n'avais compris qu'une chose : la flamme pouvait continuer à brûler, mais pas sur le cadavre de Romeo. Pas sur les vestiges de mes rêves de jeunesse. Pas non plus sur mon amertume et mes remords. Non, elle pouvait brûler pour vous, les enfants.

Voilà comment je suis devenue la vieille tante un peu folle. Voilà pourquoi j'ai commencé à écouter davantage les enfants que leurs parents. Voilà pourquoi c'est aux quatre vôtres que j'ai donné ma maison... Voilà comment j'ai essayé de transformer tout ça en bonheur.

J'ai essayé.

Voilà mon secret, mes petits. A présent que vous avez grandi, que j'ai vu s'allumer vos propres flammes, et naître vos propres enfants, je suis heureux de pouvoir vous le dire. Il ne doit pas ternir votre propre monde, seulement vous montrer que ce que vous vivez, ce que vous éprouvez, ce à quoi vous rêvez est tellement précieux que vous devez en protéger la flamme.

La protéger contre tous les dangers, tous les coups de vent. La protéger contre vous-mêmes, parfois.

Et puisque je suis morte, je peux bien vous le dire : vous avez été tout ce qui éclairait ma vie, pendant toutes ces années. Et les rires, les colères, les baisers et les découvertes de votre enfance sont ce que j'avais de plus précieux. Faites-en désormais bon usage.

Je vous embrasse,

Zulma
(Léontine)

J'avais lu sa lettre d'une traite. Je comprenais certaines choses. D'autres restaient dans l'ombre, à moitié cachées, mais je pouvais deviner ce qu'elle n'avait pas dit. Je pouvais deviner qu'elle n'avait jamais subi les repas du dimanche que pour s'assurer de tenir sa place auprès de nous, les enfants.

Je savais aussi, désormais, pourquoi Zulma détestait le noir. Qu'à cela ne tienne, comme elle le voulait, je viendrais en blanc à son enterrement.

* * * * *

Nous quittâmes le parking des visiteurs pour nous diriger vers le salon mortuaire. Passant devant l'entrée du pavillon que Zulma avait habité pendant ses trois dernières années, Léonard se plaignit : « Pourquoi on ne prend pas l'ascenseur ? Il est en panne ?

– Non. C'est seulement qu'on n'aura plus jamais besoin de prendre l'ascenseur pour aller voir tante Zulma. »

La famille et quelques amis proches s'étaient rassemblés devant le bâtiment où Zulma reposait depuis l'avant-veille, vêtue de la robe aux couleurs chatoyantes qu'elle avait choisie comme tenue mortuaire. Des hommes en uniforme et un fourgon vitré rempli de fleurs signifiaient qu'on abordait la fin du parcours.

Tout le monde était vêtu de noir, de gris, de bleu marine. On nous regardait de travers. Ma mère, mécontente, me dit quelque chose. Mais je n'entendis rien. Le soleil brillait et, en cet instant, nos vêtements blancs me firent penser au scaphandre que Zulma avait revêtu pour son mariage avec Romeo.

FIN