Pardonnez aux héros

Chants | Matthieu Rialland | 20 décembre 2003

Ô mon fils, ô fils de mon fils, ô fils du fils de mon fils, pardonnez-moi parce que je suis mort.

Et ne les croyez pas, ceux qui feront de moi un héros, un titan, un dieu. La peine et le chagrin, l’orgueil et la fierté ne leur donneront pas le droit de vous tromper. Ni le dégoût. Ni la honte. Ni l’amertume. Ni la pierre dans laquelle s’est transmué leur coeur.

Vous entendrez tout cela – ne le croyez pas.

Ô mon fils, pardonne-moi. Tu as le droit de grandir dans les bras forts et protecteurs d’un père, mais tu n’auras que les bras doux et rassurants d’une mère. Je t’en conjure, ne la crois pas : je n’étais qu’un homme comme les autres, et si j’avais vécu j’aurais eu cent fois l’occasion de gâcher ma vie – et les vôtres. Ne la crois pas : les héros, s’ils existent, n’ont aucun besoin d’avoir des héros pour fils.

Ô fils de mon fils, pardonne-moi. Tu auras le droit d’avoir un vrai père, courageux et juste, mais tu n’auras qu’une sorte de survivant coupable d’avoir survécu. Peut-être même sera-t-il convaincu qu’une vie chasse l’autre, et que la sienne a coûté la mienne… Fais de ton mieux, ne le crois pas : si tu viens à croire vraiment qu’il n’a le droit de vivre que parce que je suis mort, faudra-t-il que tu le tues pour commencer à vivre ?

Ô fils du fils de mon fils, pardonne-moi. Tu auras le droit de vivre libre et léger, sans porter sur ton dos trois générations d’un malheur bien entretenu, soigné, bichonné, briqué, étincelant, mais tu devras te battre, et te convaincre toi-même cent fois de la légitimité de ton crime. Fais de ton mieux, ne les crois pas : les morts sont morts, et c’est des vivants qu’il faut prendre soin. Et de toi.

N’écoutez pas le discours de l’absence et des regrets. Entendez plutôt les pleurs et les rires des enfants. Eux ne savent pas encore s’inventer des mensonges pour supporter la vie – mais ils savent si bien les faire leurs, si vous les y forcez…

Ne les croyez pas, ceux qui feront de moi un héros, un titan, un dieu. Je suis un homme.

Dieu est mort, cette guerre en témoigne, et les titans se terrent. Ceux qui passeront pour des héros sont ceux qui en auront besoin pour continuer à vivre, ou bien leurs veuves, leurs survivants, gravement blessés.

Quant à moi, je mourrai bientôt au fond de ce trou. L’eau est glacée, ma blessure ne cesse de saigner, et les obus ne vont pas tarder à tomber de nouveau. Et ma dernière pensée sera pour un sourire d’enfant, une vie de promesses, une vie bonne à vivre, mon fils.