Trois enfants

Chants | Matthieu Rialland | 30 novembre 2003

Que ce jour fût ou non celui du Jugement, comme le dirent les Anciens, vint de nulle part une princesse – brune comme nuit, vêtue de quelques gemmes, son char tiré par trois licornes plus belles et plus grandes que celles du pays. Douze centaures barbus, armés d’arcs et de flèches, l’escortaient et lui ouvraient la route. De grands aigles des monts avaient pris possession du ciel avant qu’elle parût. Tout lui appartenait, du ponant au levant. Le soleil se cachait, et un vent venu de l’hiver avait soudain retrouvé sa vigueur.

Elle arrêta son char sous la tour de l’église, et nous regarda tous en souriant – et son sourire accrochait toute la lumière, et sa chevelure volait de ses épaules vers les quatre coins du monde.

Nous nous mîmes à genoux. Les flèches des centaures tendaient la corde de leurs arcs. Les aigles étaient descendus, et leur ombre floue nous faisait peur, passant et repassant dans la poussière.

Elle demanda un enfant pour les aigles… Une mère éplorée fut poussée en avant par la foule anonyme, et on lui prit son enfant, l’arrachant à un sein qui en avait nourri dix autres avant lui. La princesse s’en saisit, l’éleva vers le ciel, et le plus grand des aigles l’emporta loin de tout, dans ses montagnes ultimes, où tout son peuple sans doute le dévora bientôt avec tendresse.

Elle demanda un enfant pour les centaures… Comme aucune mère n’osait se désigner par elle-même, ni la foule en montrer aucune, trois des archers s’enfoncèrent dans nos rangs apeurés, et arrachèrent des bras d’une jeunette son premier né vagissant. Nul n’osa braver la puissance des flèches. Les centaures quittèrent le village au galop, emportant sans doute l’enfant vers un atroce destin d’esclave.

Elle demanda un enfant pour elle-même…

Elle était seule. Elle était belle et redoutable. Ses licornes avaient des cornes de centenaires.

L’idiot du village sortit de notre groupe apeuré. Il s’avança avec confiance, la langue pendant hors de la bouche, ses mains jouant avec un long lacet de cuir. Il monta sur le char de la princesse brune.

On dit qu’elle en fit son amant. On dit qu’elle en fit son bouffon.

On dit qu’il lui lia les mains dans le dos, qu’il la fouetta, qu’il lui ferma les yeux et la bouche en les cousant d’un fil d’argent.

Que ce jour fût ou non celui du Jugement, nous gardons souvenance de trois de nos enfants, qui nous quittèrent et jamais ne revinrent. Nous ne saurons jamais s’il faut attendre le retour des licornes, des centaures et des aigles. Une princesse est venue, qui nous a donné sa vie entière en partage.