Chants | Matthieu Rialland | 26 janvier 2025
L'ombre d'un homme n'est rien : tout dépend du soleil. Nos compagnons peuvent dire ce qu'ils veulent. Moi, je connais la vérité.
Il y a longtemps que je marche derrière toi. Ces années ont été fructueuses pour moi. Mais reconnais qu'elles l'ont été aussi pour toi. La terre et les chevaux que tu m'as donnés, je les ai payés en butin et en cicatrices. Et en cauchemards. Tu peux m'en demander davantage, seigneur, mais il faudra m'en donner un bon prix.
Cette femme n'est pas de celles qui m'attirent l'oeil. Toute princesse qu'elle est, le royaume de son père est des plus négligeables. Et elle n'est même pas jolie. D'autres ont fait de meilleurs mariages, parmi ceux qui te servent et protègent ta vie. On dirait une punition. Ne t'ai-je donc pas bien servi ?
Je ne connais rien aux intrigues des puissants, certes. Mais je sais reconnaître un piège, lorsqu'il est tendu sous mes pas. Soit la fille vient de trop haut pour ma basse condition, soit tu la juges impropre à une meilleure alliance et je devrais m'en considérer comme insulté. Dis-moi où est le loup que je ne parviens pas à distinguer.
Tu connais comme moi la réputation qu'on lui prête. On dit qu'il y a beau temps qu'elle n'est plus une jeune fille, et que c'est la raison pour laquelle les siens l'ont envoyée loin de chez elle et du gros des rumeurs qui courent sur son compte. Me donner comme épouse une femme comme celle-là, c'est m'exposer au ridicule. Je ne te demande pas le plus beau des partis. Je sais où est ma place. Mais épouser cette femme ferait injure à ma dignité d'homme.
Et puis, je ne suis pas prêt. Je suis trop jeune encore pour avoir ma maison, mon troupeau, mes lanciers. Je veux encore courir le pays à mon gré, sans me soucier du devenir d'une épouse et d'une progéniture. Tu y trouves aussi ton compte, il me semble. Ne m'oblige pas à faire cette erreur, seigneur. Je t'en conjure.
Tu pourrais sans peine lui trouver un meilleur mari. Les célibataires ne manquent pas, parmi tes lanciers. N'importe lequel d'entre eux lui conviendrait mieux que moi.
Je sais que je ne suis pas trop jeune pour prendre femme. Tu me l'as assez répété. Mais je suis encore trop brut, trop bouillant de tempérament. Je ne pourrais que la décevoir et la rendre malheureuse, dans mon ignorance de l'art d'être un bon mari. Elle serait bien incapable de me l'apprendre, car ce n'est pas ce que je veux.
Ne pourrais-tu me faire grâce de cette épreuve, seigneur ? Au nom de notre vieille amitié. En souvenir de toutes les fois où, sur le champ de bataille comme au sortir des tavernes, je t'ai sauvé la mise. Par reconnaissance pour le compagnon que j'ai toujours été.
Pourquoi veux-tu me rendre malheureux ?
Autant jouer franc-jeu, puisque nous en sommes là. Tu l'ignores certainement, mais une autre femme a conquis mon coeur. C'est à elle que je veux vouer ma vie. J'attends seulement que l'heure vienne. Il suffirait que son époux prenne un mauvais coup. Chaque bataille nous en rapproche, et les années que j'ai passées à soupirer en secret après elle connaîtront bientôt l'heureux dénouement que j'appelle de mes voeux.
Je ne suis qu'une ombre, seigneur. Mais les ombres aussi peuvent aspirer au bonheur.
Ne m'oblige pas au malheur. Tu ferais ainsi aussi celui de ta veuve.